Thibault Mercier est avocat, essayiste et président du Cercle Droit & Liberté
Article paru dans la revue l'Affectio Societatis n°2, sur le principe de subsidiarité
Le lecteur nous pardonnera ce titre audacieux et certainement anachronique, tant il est vrai que Gilbert Keith Chesterton (1874 – 1936) n’a pas eu à connaître de ces mastodontes du numérique dans son Angleterre natale. La pensée de cet écrivain catholique, inlassable dénonciateur des dangers du « Grand commerce » et autres trusts n’apparaîtra pour autant pas nécessairement dépassée au lecteur contemporain enserré dans ce nouveau monde digitalisé. Et c’est pour cette raison que nous nous y intéresserons dans cet article qui traitera plus particulièrement du distributisme, que Chesterton développe dans « The Outline of Sanity » publié en 1926 et traduit en français sous le titre « Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste » (Éditions de l'Homme nouveau, 2009).
Le distributisme est donc un système non seulement économique mais aussi social de troisième voie entre le socialisme d’État et le capitalisme et qui cherche à appliquer les principes de justice sociale de l’Eglise (et notamment ceux de l’encyclique Rerum Novarum). Pour se faire il s’agit donc de favoriser la distribution le plus large possible de la propriété privée et notamment celle des moyens de productions (qui inclut les terres agricoles) mais aussi en parallèle de démanteler les trusts et cartels (aussi bien publics que privés) et ainsi « stopper une course folle au monopole. »
Le trust, voilà l’ennemi
En effet selon Chesterton le trust favorise la « destruction de la propriété ». Balayant préventivement les contre-arguments des commentateurs libéraux l’auteur avance que « le trust américain n’a rien d’une entreprise privée. » Selon lui, au contraire, « le monopole n’est ni privé ni entreprenant. Il n’existe que pour empêcher l’entreprise privée. » car il « concentre tellement de capital que cela nécessite qu’une grande majorité de citoyens se mette à leur service pour un certain salaire. ». L’industrialisation aurait ainsi finalement créé une nouvelle forme d’esclavage où l’homme se retrouve au service du capital, alors que cela devrait être le contraire.
Il est donc nécessaire, selon l’écrivain, qu’après que « le capital a été concentré pendant si longtemps entre les mains d’une minorité, (…) de le restituer dans celles de la majorité » et il s’agit alors de favoriser le petit : la petite propriété, le petit magasin, la petite entreprise, etc.
La propriété privée, source de dignité humaine
Cette distribution de la propriété ne doit pas être assurée par l’Etat (puisque le socialisme la répartirait entre les mains « des politiciens ») mais ce dernier doit faire en sorte de donner la possibilité à chacun de devenir propriétaire. « Trois acres et une vache », voilà donc un idéal porté par Chesterton pour qui la propriété assure à tous une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale. Elle offre à chacun la maîtrise de sa vie en lui offrant (et lui imposant) la responsabilité de ses actes.
Ces arguments sont dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Eglise selon laquelle « la propriété privée et les autres formes de possession privée des biens "assurent à chacun une zone indispensable d'autonomie personnelle et familiale; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. Enfin, en stimulant l'exercice de la responsabilité, ils constituent l'une des conditions des libertés civiles." »
Chesterton avance quelques pistes pour concourir à favoriser cette petite propriété et suggère par exemple d’instaurer la « taxation des contrats visant à décourager la vente de la propriété aux grands propriétaires et de favoriser le morcellement de la grande propriété entre petits propriétaires. »
Une critique pertinente du capitalisme
Pour une propriété anticapitaliste ? Si le traducteur a choisi un tel titre c’est que le penseur catholique développe dans cet essai une critique vivace du capitalisme pour qui il s’agit non seulement d’un « ensemble de conditions économiques permettant à une classe de capitalistes (…) entre les mains de laquelle est concentré une si grande portion du capital que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange d’un salaire » mais aussi un « mode particulier de distribution du capital à la masse exclusivement sous forme de salaire. »
Et c’est bien dans ce dernier mot que le bât blesse : le salaire. Ce capitalisme devrait ainsi « plutôt s’appeler prolétarianisme » car le nœud du problème « ne réside pas dans le fait qu’une minorité possède du capital, mais que la majorité, elle, ne reçoive qu’un salaire faute de capital. »
Chesterton tire plusieurs conséquences de cet état de fait. Tout d’abord il dénonce ce système qui ne fait qu’opposer les citoyens entre eux puisqu’il « repose sur deux idées : celle que les riches seront toujours assez riches pour embaucher les pauvres, et celle que les pauvres seront toujours assez pauvres pour vouloir être embauchés. ». Ainsi « chaque camp marchande avec l’autre et ni l’un ni l’autre ne pense à l’intérêt public. »
Il nous met également en garde contre l’anonymat et l’uniformisation qui nous guette, car ces grands consortiums sont « souvent plus impérialistes, plus anonymes et plus internationaux que les kolkhozes communistes » et ne nous promettent rien d’autre que le désert aride de la standardisation.
La qualité sur la quantité
Enfin, selon le penseur britannique, le monopole et les grands magasins sont synonymes de moins bonne qualité. Pour lui, l’anonymisation des acteurs économiques de la chaîne de production fait qu’« il y a bien plus d’erreurs commises dans un grand magasin que dans une petite boutique où le client mécontent à tout loisir de dire au commerçant ses quatre vérités. » Le travail serait ainsi « bien mieux fait s’il l’est par un artisan pour un client particulier. »
Cette analyse s’inscrit directement dans l’héritage médiéval et le système corporatiste, que l’économiste Guillaume Travers expose dans son récent Corporation et corporatisme. Dans cette essai clair et concis il montre notamment que « la production médiévale vise la qualité plus que la quantité : c’est pourquoi le contrôle des produits est si important. »
Un métier plutôt qu’un emploi
Dans plusieurs passages que n’aurait pas renié Chesterton, Travers écrit également que si « on a souvent insisté sur la distinction entre métier (traditionnel, artisanal) et emploi (moderne, au contenu informe et changeant). Une autre distinction (…) semble également importante : là où l’homme prémoderne a un métier, le moderne est employé ». Du sujet maîtrisant son métier, l’homme est alors devenu, à la révolution industrielle, l’objet d’un système qui le dépasse. Et désormais « travailler c’est désormais louer ses bras à qui les veut, alors que c’était par le passé "œuvrer" à un "art" particulier. » Et ce qui est en jeu ici n’est pas seulement l’aspect économique mais bien « une vision de l’homme et un mode spécifique de sociabilité. »
Gustave Thibon, quelques années après le Britannique, reprendra cette analyse à son compte en regrettant que les « rapports aussi étroits, aussi cordiaux entre l’homme et sa tâche, ne sont plus concevables à partir d’un certain degré de centralisation économique ou étatique. L’ouvrir, l’employé anonymes d’une grande usine ou d’une grande administration ne peuvent pas prendre conscience d’une façon aussi intime de la nécessité de leur tâche ; frêles rouages interchangeables, ils ont plutôt l’impression que l’immense machine dont ils font partie tournerait tout de même sans eux. »
D’où l’importance pour Chesterton de favoriser la propriété du métier. L’auteur insiste en effet longuement dans son essai sur la dignité que le métier offre au citoyen, en lui apportant non seulement son moyen de subsistance mais également la fierté du travail bien fait et la pleine maîtrise de son destin.
Subsidiarité et corporatisme
Mais le distributisme met aussi l'accent sur le principe de subsidiarité qui est la thématique principale du numéro de notre revue. Aussi Chesterton trouve-t-il bon d’« équilibrer le pouvoir central par d’autres moindres pouvoirs : certains individuels, d’autres communautaires. » et « d’accorder à des guildes et des corporations leur juste place dans l’Etat. » Il évoque même la possibilité de mettre toute entreprise qui dépasserait une certaine taille sous le contrôle d’une guilde ; cette dernière s’assurant alors de grouper les contributions et diviser les profits entre chaque entreprise sous son contrôle.
L’auteur n’en reste pas moins réaliste et reconnaît que ces contre-pouvoirs pourraient abuser de leurs privilèges, il préfère néanmoins « ce risque plutôt que de voir l’Etat ou les trusts abuser de leur omnipotence. »
Ces arguments pourront apparaître idéalistes ou surannés dans notre économie mondialisée, ils pourraient pourtant utilement nous donner quelques pistes de réflexions. Surtout que pour Chesterton ce système n’est ni figé ni dogmatique car selon lui : « de même que dans la société médiévale il y avait des paysans, des monastères, des terres communales, des terres privées, des guildes et des corporations, de même dans mon État moderne y aurait-il certaines choses nationalisées, certaines machines possédées collectivement, certaines guildes partageants des profits communs, etc., ainsi que de nombreux propriétaires individuels. »
Reprendre le contrôle de nos vies
Cette critique des trusts semble finalement toujours d’actualité à l’heure où nous subissons tous la mainmise des GAFA sur nos vies (qui sont en voie de numérisation) et alors que les mesures prises pour lutter contre le Covid pénalisent gravement les petites entreprises, les professions indépendantes et autres artisans.
Alors que nous sommes de plus en plus noyés dans ce « village global », alors que nous y sommes réduits à de simples matricules de la méga-machine, alors que nous vaquons quotidiennement à nos bullshit jobs dans le conseil, le marketing ou la communication, alors que nous avons bien des difficultés à donner un sens à notre travail et à y trouver une quelconque utilité sociale, les analyses de Chesterton mais aussi de Thibon, de La Tour du Pin ou encore de Bernanos nous montrent le chemin à suivre pour reprendre le contrôle de nos vies.
Ces penseurs de la fin du deuxième millénaire font d’ailleurs encore des émules au XXIe siècle : l’auteur américain Matthew Crawford a par exemple efficacement actualisé leurs arguments dans son Eloge du carburateur dans lequel il expose non seulement ce mal-être de l’homme moderne mais développe également les moyens d’y répondre, notamment par la promotion des métiers manuels. A nous de suivre ces traces…
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