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De l'aristocratie à l'oligarchie : trajectoire des élites françaises

Maître Jacques Trémolet de Villers est avocat à la Cour, ancien secrétaire de la conférence du stage, et écrivain. Il est notamment l’auteur d’une biographie de Pierre-Antoine Berryer, Aux Marches du Palais, d’un commentaire du procès de Jeanne d’Arc, le Procès de Rouen, et d’un dialogue à travers les âges avec le plus illustre des avocats, En terrasse avec Cicéron 


S’il y a une permanence dans l’histoire des sociétés humaines, c’est celle des « élites ». 


Qu’on les appelle « aristocratie », « noblesse », « classe dominante », « superstructure », « effendi », ou « caste », la réalité est la même. Sous divers noms, diverses formes, en divers temps, elles perdurent.



Dès lors, la question politique est simple : comment faire de cette « classe », ou de cette « élite » un instrument pour l’harmonie sociale, la paix et la tranquillité de l’ordre, et donc, le meilleur pour tous, en évitant qu’elle soit facteur de domination exagérée, d’envies, de haine et de lutte des classes ?


La réponse est simple. Elle est la même depuis plus de deux mille ans.


Quand Juvenal à l’aube du IIème siècle interpelle les nobles de son temps dans sa célèbre « épître à la noblesse »qui est l’une des satires les plus féroces (Satire VIII), que leur dit-il ?

« Stemmata quid faciunt ?»

« Que signifient les arbres généalogiques ? ».

« Qui prodest, Pontice, longo Sanguine censeri, pictosque ostendere vultus …..»

"A quoi te sert, Pontius, d’avoir le rang que te donne une race ancienne, de montrer en peinture le visage de tes ancêtres, si tu commences à dormir quand se lève l’étoile du matin, à l’heure où tes ancêtres généraux faisaient avancer les armées et levaient le camp !...« Pourquoi les vainqueurs des Allobroges et l’autel Maxime feraient-ils l’orgueil d’un Fabius, en plus d’un foyer que fonda Hercule, s’il est avide, s’il est menteur et incomparablement plus mou qu’une agnelle ? Et si, faisant épiler et polir à la pierre-ponce de Catane le bas de son dos, il expose au mépris ses aïeux et souille de son image indigne qui sera brisée, sa race infortunée ! 

C’est en vain que, de toute part, de vieilles figures de cire ornent ton atrium entier. La seule et unique noblesse, c’est la vertu. »

« Nobilitas sola est atque unica virtus. »


Oui, mais on peut objecter à Juvénal, que la vertu individuelle - la seule noblesse - ne dure pas plus que l’individu.


Or les sociétés – et, plus particulièrement ce que les anciens appelaient « les cités » – c’est-à-dire non seulement des sociétés d’hommes, mais des sociétés harmonieuses d’où sort la civilisation, la civilisation (de cité – civitas) étant « l’action de la cité sur les hommes », les rendant meilleurs, plus polis, plus « civils », durent plus que des individus. Par rapport à eux, elles ont figures d’immortelles : c’est pourquoi elles sont parfois « divinisées ». Tityre, dans la première églogue des Bucoliques, quand il dit à Mélibée, qui s’en va, errant avec son troupeau, qu’il a trouvé, lui, le repos et la paix sous la férule d’un dieu, lui précise que ce dieu est « Urbem, quam dicunt Romam » – « La Ville qu’on appelle Rome ».


Or la Ville qu’on appelle Rome dure plus que les Romains des générations qui se succèdent, et, si la vertu d’un seul peut beaucoup, elle s’éteint avec celui qui l’incarnait, tandis que ce qui importe, pour la Cité, c’est la continuité de cette vertu.


D’où la conclusion : la noblesse, c’est l’excellence continuée.


Juvénal a raison de s’en prendre aux héritiers indignes, qui, selon la célèbre formule de Chateaubriand « ne comptant plus pour rien, comptent leurs ancêtres ». Mais la réflexion ne peut effacer le fait bienfaisant de familles qui continuent l’excellence.


Cette noblesse doit-elle être instituée ? Ou doit-elle, à chaque génération, faire à nouveau ses preuves ? Le débat est vain, car, dans les faits, pour se perpétuer, elle doit effectivement prouver qu’elle « tient son rang ». Le garant peut en être le monarque qui à sa place voit les services rendus du royaume et confirme cette noblesse. Il peut aussi, le monarque, constater la déchéance, comme il peut reconnaître la naissance de nouveaux mérites. Cette tradition doit être vivante, et, comme toute tradition, critique. Elle élague. Elle rejette. Elle promeut.


Encore faut-il, au centre de la Cité, plus haut que cette « élite », quelqu’un en position de la confirmer ou de la destituer.


Sur quel critère ?


Le seul qui vaille est le bien du Royaume… ou de la Cité, ce qu’on peut appeler les services rendus au « bien commun temporel ». Ici, point de débat. Tout le monde – le sens commun – s’accorde à le reconnaître. La valeur s’impose… et le « murmure approbateur du peuple » confirme le choix du Souverain.


Mais, si le souverain n’est plus là et que « le murmure approbateur du peuple » est conditionné par les agents qui font l’opinion ? Alors la fausse élite, l’oligarchie, remplace la noblesse et, à sa place, en imitant, pour beaucoup, ses défauts et non sa vertu pillent « le bien commun » en faisant mine de le servir.


L’histoire nous a montré ces « superstructures » assises en mafias conquérantes et s’organisant pour durer, autant que peut le faire « l’ouvrage des méchants ».


Mais la même histoire montre aussi que, si le pouvoir corrompt ceux qui sont corrompus, il peut être aussi moyen de salut pour ceux qui ont gardé, au fond d’eux-mêmes, le sens du service.


A la Révolution, en France, on abat les élites. On guillotine la noblesse et le meilleur du Tiers Etat, comme le Clergé. Le reste part en exil.


Une nouvelle « noblesse » –  républicaine ! – se substitue à l’ancienne. Elle règne après le 9 thermidor, avec le Directoire, dans une ambiance de corruption et de dérèglement des mœurs mais pour survivre, elle suscite le Général Bonaparte, qui, lui, afin de durer, favorise une noblesse militaire, souvent issue de l’ancienne, à laquelle cette dernière se rallie. Et la France continue avec cette élite reconstituée par la nécessité et par l’énergie d’un homme.


Le jeu des dynasties bourgeoises, des « tribus républicaines », depuis 1870 jusqu’à nos jours, dont nous voyons les effacements et les renouvellements, avec une prédominance accrue de familles étrangères mais toujours dans le même registre du sang commun et des alliances, dit la nécessité de ces élites pour le meilleur ou pour le pire, avec, aussi, un mélange de l’ivraie et du bon grain.


Vient parfois le moment, dans l’histoire – et il est probablement en train de venir – où ces élites installées par un système deviennent étrangères aux nations dont elles profitent.


Elles sont là, alliées dans la conquête et la conservation des postes de jouissance et des situations de profit. Elles font semblant d’être « du gouvernement », mais on sent qu’elles ont perdu tout contact avec la réalité des choses. Elles sont dans « l’entre-soi », dans ce que Marc Paillet appelait « la superstructure ». Il en avait découvert le phénomène dans les sociétés communistes ou marxistes. Elles avaient le langage de l’idéologie officielle, « la lutte des classes », la dictature du prolétariat, l’avènement de la société sans classe, la déperdition de l’Etat… Mais, dans la pratique, elles faisaient exactement le contraire. L’Etat, loin de dépérir, occupait tout, et eux occupaient tout l’Etat. A un moment, le système ne fonctionne plus,  mais c’est aussi dans cette fausse élite que germent des éléments d’une nouvelle élite, qui, elle, reprend la tâche du service de la nation. 


Chez nous, en France, l’histoire de Talleyrand dit aussi la complexité des événements, et, dans ces événements, les fidélités surprenantes qui ne s’expliquent que par de longues habitudes, devenues des vertus acquises au-delà des vices privés ou passagers.


Il ne faut donc pas mépriser la force de l’hérédité. Plus qu’une question de sang, au sens biologique, il existe des traditions, des habitudes, des usages qui modèlent les nouveaux venus au monde, sans même qu’ils s’en aperçoivent. Tous ne sont pas médecins dans une famille de médecins, mais celui qui le devient dispose d’un acquis impalpable en diplôme, difficile à définir, mais indiscutable. Il en va de même chez les militaires, les magistrats ou les avocats, sans parler, bien sûr, des paysans ou des artisans.


L’élite ou l’aristocratie n’est pas une caste à part, ou alors ce n’est pas une véritable élite. Chaque milieu, chaque profession, chaque village et chaque canton ont leur élite, connue d’eux seuls parfois, mais indiscutable. C’est l’homme ou la femme, ou la famille, ou les quelques amis vers qui on va quand les choses vont mal. Parfois, c’est celui – ou celle – que l’on va chercher pour être élu municipal. Mais ce peut être aussi, en dehors de toute élection ou de tout rôle officiel, une autorité morale indiscutable.


Le phénomène est difficile à définir en chiffres ou en mots, car il est vivant. « L’autorité », disait Maurras, « est née ».  Elle se voit, se ressent de façon indiscutable « c’est une personne qui a de l’autorité », ou « celui-là, il fait autorité », « celui-là, quand il parle, on l’écoute ». Aucun diplôme, aucun titre non plus, ne la confère. On peut la reconnaître ou la méconnaître. On ne peut pas la créer si elle n’existe pas. On ne peut pas la nier si elle existe.


Dans les sociétés de masse et de chiffres, dépersonnalisées et dématérialisées, ce genre d’autorité semble méconnu. Elle ne rentre pas dans l’ordinateur. Elle n’a pas sa place dans les catégories. Elle est hors-jeu. Les tweets ou les « like » dont elle fait l’objet ne disent pas qui elle est. Ce n’est que dans la vie en vrai, dans les rapports humains directs, qu’elle se perçoit. Plus l’univers est restreint ou délimité, mieux elle rayonne. Son domaine d’élection est ce qu’on appelle « les corps intermédiaires », toutes ces communautés, multiples, diverses, parfois enchevêtrées, où l’homme noue ses rapports sociaux : l’école, l’entreprise, le quartier, la profession, le village, le canton, les associations de culture, de sport, d’apostolat, de pur loisir…  les activités de chasse, pêche, de mer ou de montagne…


A chaque fois, il faut « quelqu’un » ou « quelques-uns », ceux qui font que ces activités existent et rassemblent. Tel sera moteur dans l’une qui ne sera que suiveur dans une autre. On n’est pas « élite » en tout, toujours et partout, mais il y a ceux dont ont dit qu’ils sont des « chefs-nés », ou des « leaders ».


L’art politique, pour celui qui est en charge de la Cité, consiste à les reconnaître et à leur permettre d’exercer, le plus harmonieusement possible, les dons qu’ils manifestent. « Le monarque prudent et sage / De ses moindres sujets sait tirer quelque usage » dit La Fontaine. C’est le secret de l’art royal.


Il y faut une grande pratique, et, dans ce métier, plus encore que dans les autres, une pratique qui ne s’apprend pas dans les écoles, mais dans la vie. D’où, évidemment, l’importance de l’éducation du Prince. Cette éducation se fait d’abord par la famille. Les conseils, dans l’essentiel, y sont les mêmes, que l’on soit au château, dans la ferme ou dans l’atelier. « Mon fils, je t’enseigne premièrement à mettre ton cœur à aimer Dieu » dit Saint Louis à celui qui devra lui succéder. Tout père de famille doit dire cela à son fils. Mais, chez les rois, la recommandation est plus forte car c’est dans le cœur du Prince que réside le bonheur des peuples. Magnifique et tragique fragilité, mais force aussi, car rien ne remplace le cœur du Prince.


Lors des déplacements du Roi dans les villes du royaume, des fêtes, les « Fêtes-Roi », comme il y a la Fête-Dieu, solennisaient la rencontre des cœurs. Le cœur du Roi rencontrait le cœur de la ville, mais aussi les cœurs des corporations qui peuplent la ville et la font vivre. Ainsi le gouvernement des hommes n’est pas une administration d’individus, ou une statistique d’opinions, mais une rencontre vivante, celle des élites, par lesquelles le peuple tout entier est emmené, car ces élites ne sont pas détachées du peuple. Elles sont le peuple.


Lénine, dans une conception qui dure encore, définissait l’Etat comme un « détachement d’hommes armés ». Il voyait aussi le parti comme un « détachement de militants plus conscients et organisés ». 


Cette idée que ceux qui dirigent, qui gouvernent, doivent être « détachés » des autres, avec un statut, un style de vie, une morale qui les met à part, est le grand drame politique issu de la Révolution. Voulant supprimer les nobles, le Roi, les corporations, les assemblées locales, les institutions innombrables qui faisaient la vie du royaume, elle a fait de la société une poussière d’individus, d’où sortent, car c’est une nécessité, ceux qui dirigent, et qui se constituent ainsi, d’une façon mécanique, à part.


Ils n’ont pas les mêmes soucis, les mêmes sentiments ; ils ne vivent pas les mêmes nécessités. Ils ne savent pas ce qu’est de payer un loyer, d’aller chercher les enfants à l’école, demander un crédit, animer un atelier ou un bureau, payer les salaires, embaucher ou licencier. Ils vivent dans l’abstraction des chiffres et la seule réalité qu’ils affrontent est la jungle des ambitions, avec son lot de mensonges, de trahison et de coups bas. Le monde de ce qu’on appelle « la politique » et, donc, celui des élites est devenu « à part », « détachement d’hommes armés de pouvoir… », pouvoir juridique, pouvoir médiatique, pouvoir financier….


A l’opposé, dans une société naturelle et tendant vers l’harmonie, l’élite reçoit des charges qu’elle assume parce que… c’est la loi de son état. Quand on a des talents, on doit les faire fructifier, mais ces charges ne la séparent pas de ceux dans l’intérêt de qui elles sont exercées. Au contraire ! Son autorité ne prend tout son sens que dans cette rencontre permanente. Comme le père de famille n’est père qu’avec sa femme et ses enfants, et non dans l’abstraction d’une catégorie qui le renverrait dans ce rôle. Et chacun est père à sa façon, comme chacun est avocat, médecin, … ou paysan, entrepreneur, à sa façon… d’où la vanité des appréciations purement statistiques ou numériques.


Aujourd’hui, comme hier, la société ne vit que par le service de ces élites réelles mais trop méconnues dans l’ordre politique où elles n’ont pas leur place.


Il y a, en effet, une incompatibilité radicale entre leur genre de vie, leur style, leurs préoccupations, et celui du monde où le jeu des partis fait une sorte de règle.


Entre les deux, il n’y a pas de communication possible. Tous ceux qui, armés de leur expérience dans « la société civile », ont pensé exercer une responsabilité « politique » au nom de cette expérience, ont connu un échec cuisant. Les simples mots, d’ailleurs, de « société politique » et de « société civile » disent ce hiatus, qui est un fossé infranchissable.


Le grand effort de l’avenir immédiat est de réduire ce fossé et ce n’est possible qu’en modulant la vie politique sur la vie sociale et de comprendre que le Prince, c’est-à-dire celui qui a la responsabilité suprême de l’ordre politique n’est pas séparé du peuple en ses états, mais, au contraire en est le premier serviteur.


« Rendre service » était la devise des premiers Capétiens. Elle disait tout de ce qui fut leur ascension modeste et magnifique, dans le respect des libertés de chacun et le souci de la justice pour tous.


« Je suis votre Roi, mais je suis un homme comme vous », disait Philippe Auguste à ses compagnons d’armes, un matin de la bataille de Bouvines.


A Dieu, au même matin, il disait « Seigneur, je ne suis qu’un homme mais je suis le Roi de France … »


Toute la dialectique et la sacralité du pouvoir sont dans ces deux phrases.


Ce que disait le Roi, chacun peut le dire, dans son état, à l’égard de ceux qui dépendent de lui et à l’égard de Dieu, dont il est pour eux, qu’ils le sachent ou non, le lieutenant.

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