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Le principe de subsidiarité, ou l'idéal de la République organique

Grégoire BELMONT est avocat au Barreau de Paris

Cet article est paru dans la revue l'Affectio Societatis n°2 sur le principe de subsidiarité


En parcourant les palais municipaux, les “scuole” d’Italie et les villages qui font encore le charme de notre pays, l’âme européenne est prise d’une irrépressible nostalgie. La vie a soufflé là, et plus précisément, la vie publique. La mise en commun des besoins, des peines, des amours et des joies qui fait la cité y était une réalité immédiate et féconde : en attestent le foisonnement des églises, des œuvres caritatives et corporatives, des halles, des hôtels de ville, des grands-places. Il est manifeste que notre civilisation s’est faite en des temps où le bien-être individuel et la jouissance du propriétaire n’étaient pas l’horizon indépassable de la vie et du droit.



Deux cent quarante deux ans après la Révolution Française, en l’an II de l’ère du Covid, nous errons “Par les ZUP et par les ZAC” chantées par Sylvain Tesson. Le vieillissement des campagnes, la hideur de l’architecture, un urbanisme tentaculaire, l’absence d’autres lieux communs et de motifs de célébration que les terrasses des cafés - quand elles sont ouvertes - sont les signes que la vie s’est déplacée. Cette aspiration n’est pas que géographique : c’est un fait évident que l’homme du XXIème siècle est soumis, dans tous les aspects de sa vie, à des impulsions politiques ou réglementaires venues d’en haut, et a perdu la possibilité de s’associer à son prochain pour servir le bien commun, ou un bien médiat.


Il y a une hubris évidente à vouloir administrer un pays de trop haut. C’est pourtant un vice bien français. 


Tocqueville a dressé un portrait saisissant de cette passion nationale qui rend déjà impossible à la fin de l’Ancien Régime la création d’un foyer de charité dans la province la plus reculée sans que le contrôleur général en surveille lui-même la dépense, en rédige le règlement, en fixe le lieu. Il cite le jugement de Monsieur d’Argenson en 1733 : “Les détails confiés aux ministres sont immenses. Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de laisser tout faire à des commis, qui sont les véritables maîtres”.


De là des écritures, des formalités, des contrôles incessants entraînant des procédures d’une longueur infinie pour la réfection d’un simple clocher de village ; de là le langage administratif, qui prépare le nôtre, “décoloré, coulant, vague et mou (...) Qui lit un préfet lit un intendant”. De là cette caste ombrageuse et installée des fonctionnaires, caractérisée par la “haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle (...) et “préfère la stérilité à la concurrence”. De là l’inflation réglementaire, qui dresse mille entraves à l’action, et dissimule souvent la versatilité et l’impuissance de la machine administrative : dans l’administration plus qu’ailleurs, l’esprit est prompt et la chair est faible. De là le tarissement du civisme, de l’implication du citoyen dans les affaires, de là l’habitus national de requérir d’une bienveillante Providence étatique qu’elle prenne seule en charge des intérêts publics qui camouflent souvent de petits intérêts privés. 


Tocqueville décrivait les mœurs administratives de la fin de l’Ancien Régime en admettant qu’elles étaient alors pondérées par un reste de civilisation féodale. Que dirait-il de nos jours où la mise en oeuvre aboutie des idéaux révolutionnaires, achevant de couper tous liens de droit entre les citoyens, a permis à l’Etat de s’accaparer des tâches privées qu’il était impensable de lui confier :  l’éducation, la santé, la retraite, le chômage, la réglementation professionnelle, la tutelle des familles ?


Mais le jacobinisme même est dépassé. Nous sommes parvenus à ce point que l’homme du XXIème siècle est soumis à des maîtres sans visage, tant les lieux de pouvoir se sont éloignés des lieux de vie, obéissant à un double mouvement d’aspiration et de dispersion. Aspiration par le “machin” européen, exemple peut-être unique dans l’Histoire d’un pouvoir sans cité pour le sous-tendre ; dispersion entre les mille visages de la grande machinerie qui, depuis les communautés de communes jusqu’aux organisations internationales, s’est chargée de notre bonheur à notre place. Pouvoirs anonymes, s’il en est : la multiplication des assemblées ne dilue-t-elle pas la responsabilité ? Pouvoirs occultes, aussi : derrière les comités oiseux, ce sont les commis qui font le travail. Sans parler, bien sûr, de l’effacement du politique au profit de la logique autonome du marché qui soumet, là encore, le vulgus civis à une logique qui le dépasse.  


La liberté n’était donc qu’un leurre ? 


Pas sûr, nous dit l’Eglise. En exhumant le principe de subsidiarité, les papes proposent une voie de liberté politique concrète à l’heure où l’impératif moderne d’émancipation aboutit paradoxalement à l’asservissement de l’individu isolé.


Dans son sens le plus courant, le principe de subsidiarité est un critère de partage entre autorités (1).


Mais plus profondément, le principe de subsidiarité est l’intuition de l’unité qui doit exister entre les corps vivants du pays et le pouvoir politique (2). La garante nécessaire de cette unité est une élite (3). 


1 : Un critère de partage des pouvoirs


Le premier mérite du principe de subsidiarité est d’établir la nécessité d’un juste partage des pouvoirs. Le droit n’est pas que le partage des choses matérielles : il fixe aussi des limites entre les juridictions, et rend à chacun l’autorité qui lui est due. 


Ce partage des pouvoirs se fait selon un critère de suppléance. L’autorité supérieure doit laisser tout pouvoir à l’autorité subalterne tant que son intervention ne s’avère pas bénéfique


Le mot “subsidiarité” vient de “subsidium”, auxiliaire, renfort. Le principe exprime juridiquement la conception selon laquelle le gouvernant est l’aide de son peuple : son pouvoir est de nature ministérielle selon l’enseignement du Christ dans l’Evangile de Saint Jean, qui institue le prince serviteur de ses sujets. Comme le rappelle Saint Thomas d’Aquin, si l’inégalité politique des hommes est un fait de nature, le fondement de l’autorité n’en demeure pas moins le bien commun, et celui des subordonnés. 


L’homme est en dernière analyse acteur de sa propre perfection : s’il est mû sans nécessité par un autre, son destin se brise, sa créativité s’étiole. Donner à une autorité mal informée et incapable d’agir un pouvoir excessif sur la vie concrète du citoyen, c’est brider inconsidérément sa vitalité, son initiative, l’asservir à des diktats inutiles. Comme le souligne Aristote, c’est grâce à la complémentarité des talents, des forces, des aspirations que la Cité devient le lieu du bien-vivre : l’uniformisation des citoyens et la collectivisation forcenée l’étouffent et la mènent à la mort.


Une autorité trop englobante aime l’ordre qu’elle crée pour lui-même. Elle ne saisit pas les situations qui lui sont soumises dans toute leur diversité et leur complexité. Elle statue par décisions d’ordre général à l’égard de cas différents, ce qui est à la fois injuste et contre-productif. Visant le bien de l’ensemble, elle sacrifie inutilement le bien de certaines parties du corps politique. 


Le partage du pouvoir se fera donc selon le caractère plus ou moins commun du bien que l’autorité entend prendre en charge. 


C’est du moins l’analyse d’Alexis de Tocqueville, apôtre de la centralisation gouvernementale et contempteur de la centralisation administrative. La première est la concentration des pouvoirs relatifs aux “intérêts communs à toutes les parties de la nation”, la seconde la concentration des pouvoirs relatifs aux “intérêts spéciaux à certaines parties”. 


La seconde “habitue les hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté ; à obéir, non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours (...) elle n’est propre qu’à énerver les hommes qui s’y soumettent, parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de la cité”. Nuisant à la reproduction des forces, elle est bonne à empêcher, non à faire, instaurant une somnolence administrative que l’on appelle “bon ordre” ou tranquillité publique. Ayant confié une bonne fois pour toutes son sort à un étranger appelé gouvernement, le sujet jouit de la fortune de son pays, de son village “comme un usufruitier, sans esprit de propriété et sans idée d’amélioration quelconque”. 


De sorte que le prince a le devoir de se consacrer aux tâches régaliennes, qui correspondent aux intérêts communs à tout son Etat, et de se dessaisir du bonheur propres à certaines parties du corps politique  tant que  son intervention n’est pas nécessaire. 


Le principe de subsidiarité appelle donc le législateur à la retenue, et donne toute légitimité, dans leur domaine propre, aux législations particulières, aux franchises, aux coutumes. Il plaide en outre pour une application circonstanciée de la loi, voire sa mise à l’écart lorsque son application se révèle injuste, comme il est dit dans le Digeste : « Aucune raison de droit ni d’équité bienveillante ne tolère que ce qui a été sainement institué dans l’intérêt des humains soit par nous tourné en sévérité à l’encontre de leur avantage du fait d’une interprétation trop dure ». De sorte que le dernier mot du droit revient au juge ou à la coutume, et non au législateur.


De même invite-t-il à restreindre le champ du politique : Saint Thomas rappelle que l’obéissance n’est pas due en tous domaines. Le supérieur ne doit pas prétendre commander à l’esprit de son subordonné, ou en ce qui concerne “la nature du corps : c’est le cas en matière d’alimentation et de procréation” sur laquelle chaque homme est libre


En outre, si la loi civile a pour finalité de rendre les hommes justes, elle n’a pas non plus vocation à purger le citoyen de toutes ses défauts ; elle ne peut combattre que les vices les plus évidents et les plus nuisibles au bien commun. Selon Saint Thomas d’Aquin, une loi trop invasive empêche la jouissance de la vie en société ; en outre, « Si l’on met du vin nouveau dans de vieilles outres, les outres se rompent et le vin se répand » ce qui signifie que des préceptes trop précis appliqués à des hommes imparfaits leur sont souvent insupportables et les rendent plus mauvais. Le commandement législatif doit donc régir le moins possible : pour que les lois entrent dans les mœurs, et portent du fruit, elles ne frapperont que les actes qui atteignent avec le plus de force la justice. Le reste sera abandonné à la prudence individuelle. 


Il faut déplorer que la prédication papale ait porté peu de fruits. Dévoyé par l’Union Européenne, le principe de subsidiarité l’est également par le droit interne à travers la fameuse politique de “décentralisation”, qui n’est rien d’autre qu’une descente plus appuyée des politiques publiques dans nos vies. Or, le principe de subsidiarité ne servirait de rien s’il consistait simplement en la substitution de mille petits maîtres à un seul. La subsidiarité, ce n’est pas l’idéal du « millefeuille administratif », variation très française de l’Etat-mammouth. 


Le principe de subsidiarité a au contraire vocation à éviter la confrontation entre individu et Etat, qui voit toujours la victoire de l’un ou de l’autre au détriment du bien commun.


2 : Le principe de subsidiarité, loi de l’union entre pays réel et pays légal


a : Le divorce entre public et privé


La démocratie moderne a paradoxalement introduit un divorce entre le peuple et l’Etat, entre le privé et le public. Tout le civisme des citoyens est censé s’exprimer dans un vote. A partir de ce vote, deux entités s’opposent : au-dessus de nos têtes, l’Etat, seul dépositaire de la souveraineté populaire. Aucune loi supérieure ne le borne, si ce n’est celle de la gouvernance supranationale ; aucune loi, coutume ou juridiction inférieure ne le limite. Il est seul chargé d’un intérêt général abstrait, qui se décompose, au plan juridique, en ordre public d’une part, en droits subjectifs d’autre part : or, qui dit droits subjectifs dit satisfaction des besoins et désirs individuels, de sorte que l’Etat se penche jusqu’à nous au travers de collectivités territoriales ou d’entités semi-publiques, certes juridiquement distinctes mais soumises à sa loi. 


Pour pallier aux manques de sociabilité qu’il a lui-même créés, l’Etat se charge d’objectifs politiques abstraits (mixité, diversité, pluralisme) directement contraires à l’amitié politique, puisqu’ils empêchent les citoyens de communier à la même vérité et rendent le citoyen comptable de ses affinités. 


En-dessous de l’Etat gît une foule informe déchargée du souci du bien commun, dépourvue de toute réelle possibilité de s’organiser, dont tout le droit est éclaté autour des intérêts privés. Le Code Civil fait de la vie publique un conflit d’intérêts permanent d’où naît, selon le mot de Tocqueville, “l’impuissance collective”. 


Sans entamer ici un pénible inventaire de nos institutions juridiques, il est manifeste qu’elles se sont toutes recroquevillées sur l’intérêt individuel, coupé de celui d’autrui, de sorte que le droit n’est plus qu’à la superficie des institutions, au lieu d’en être le coeur. 


En ce qui concerne la famille, on pourrait appliquer au mariage la définition légale du pacs (art. 515-1) : l’organisation d’une vie commune. Soumise aux caprices des époux, et à l’autorité du juge, la famille n’est plus un corps libre, mais est constamment sous tutelle légale. Le coup de grâce est porté par le droit des successions, qui divise l’héritage en valeur entre héritiers, au lieu d’en faire la perpétuation des familles. L’enfant se détache de sa terre, réduite à sa valeur marchande, qui liait pourtant son destin à celui de sa patrie. Quelle force reste-t-il alors aux familles pour se gouverner ?


Selon l’article 1832 du Code Civil, la société civile ou commerciale “est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter”. Le but premier de la société n’est pas la fourniture d’une prestation ou d’une chose utile à la république, qui l’insère dans le tissu social, mais le profit des associés. Or le profit immédiat des associés peut être distinct du bien commun. Il en résulte que la société commerciale a toute liberté d’être étrangère à sa patrie.


Il est intéressant de noter que les premières sociétés de capitaux françaises, les Compagnies des Indes Orientales et Occidentales, étaient des corps. Véritables Etats, elles restaient néanmoins soumises au roi, leur seigneur, à qui elles se liaient par un serment de fidélité. On espérait que la tutelle royale contraindrait les compagnies à poursuivre le bien commun en même temps que l’intérêt des actionnaires ; on ne concevait pas de livrer l’intérêt privé à lui-même. 


Dans sa définition actuelle, la société ne fait même plus corps avec ceux qu’elle emploie : toute entière aux porteurs de parts, elle s’appuie sur des “loueurs d'ouvrage” extérieurs. Le monde économique ne peut donc s’autogérer puisqu’il est toujours à la merci d’une tension entre bien commun, intérêts des associés et des salariés. Conflit chronique qui s’est, jusqu’ici, toujours soldé au détriment du bien public.  Il n’y aura donc de subsidiarité économique que lorsque capital, travail et intérêt public seront à nouveau unis. 


Certes, dira-t-on, il reste les associations, et c’est heureux. Mais nous ne savons que trop que ces groupements, nés des temps libres et de la bonne volonté, ne sauraient constituer des corps de par leur fragilité structurelle. 


Or, seule une entité en charge d’un bien commun peut édicter une loi. Dès lors, il est inéluctable que l’Etat ait le monopole du Droit. 


Toute la question est donc de légitimer les corps intermédiaires pour qu’ils aient le droit de se gouverner.


b : L’Etat, chose du peuple


A bien la lire, la pensée papale ne fait pas seulement du principe de subsidiarité un critère de partage des pouvoirs. La subsidiarité est l’intuition de l’union qui doit exister entre les différents corps et les organes du pouvoir politique. C’est l’idéal d’une société organique, où les institutions sont la cristallisation de l’amitié politique, où l’Etat est la forme de l’association des citoyens, et non une instance séparée planant sur leurs têtes au service d’un intérêt général abstrait. 


Rouvrons la Politique d’Aristote : la première phrase prête à méditation. « Toute cité est évidemment une communauté », soit une mise en commun.


L’Etat est l’association des hommes qui le composent en vue du bien commun. Il s’est tissé par la longue coopération de familles, elles-mêmes nées, d’après Aristote, de la double complémentarité entre l’homme et la femme d’une part, et entre le maître et le serviteur d’autre part, puisqu’il existe des personnes aptes à prévoir, et d’autres aptes à exécuter. Ces familles, ayant crû, ont formé des villages, qui se sont associés pour former l’Etat, lieu du bien-vivre, fin de la communauté politique. 


Il n’existe donc pas de séparation entre l’Etat et ceux qu’il régit. Chacun est partie du tout. Certes, il est nécessaire qu’une communauté soit gouvernée : mais le plus humble exécutant est toujours, dans cette conception classique, un associé du corps politique. L’obéissance même est un acte d’association, a fortiori lorsqu’elle est due à un chef respecté et aimé. 


Cicéron aura à ce sujet des termes définitifs. Dans La République, il prête à Scipion la phrase suivante : “La république, c’est la chose du peuple. Un peuple, c’est une multitude unie par un accord sur le droit et des intérêts communs”. La matière de l’Etat, c’est le peuple ; sa forme, ce sont les institutions, qui cristallisent son association. Le peuple n’est donc pas un troupeau : son union est finalisée par le bien commun, et formalisée par le droit. 


Or, il ne saurait y avoir de vie politique réelle que si la grande société de l’Etat est constituée d’un ordonnancement d’associations particulières, à taille humaine, par lesquelles l’homme se prolonge à son échelle : “Les corps sont les différents anneaux de la chaîne qui va des familles aux empires et qui rend aisées les communications humaines”. 


Il n’y aurait pas non plus d’association réelle si ces sociétés particulières n’étaient pas ordonnées au même bien commun. Elles le feront le plus souvent spontanément car  visant le bien de la partie, elles contribuent à celui du tout ; à ce titre, elles ont nécessairement une dimension publique et privée. Néanmoins, il reviendra au prince de parfaire la cohésion de l’ensemble en faisant régner la justice distributive, qui garantit la communauté de destin des sociétaires ; la forme achevée de l'État est celle où chacun contribue au bien de tous et profite des fruits du bien commun à proportion de sa participation. 


La légitimité de ces corps sera d’autant plus marquée qu’ils ne font pas acception de personnes, et admettent une certaine universalité dans leur ordre propre. Ainsi, par exemple, la famille a des devoirs envers tous ses membres ; un corps de ville a vocation à regrouper tous les habitants d’une cité ; une corporation peut prétendre faire des règlements si elle n’est pas une coterie, mais accueille tous les membres du métier, etc…


Toutefois, cette dernière condition n’est pas rédhibitoire : par exemple, une entreprise privée n’a aucune vocation à l’universalité ; elle doit seulement unir le destin de ses membres. 


Si les corps constitués sont statutairement soumis à la fois au bien commun de leurs membres et au bien public, rien ne s’oppose à ce qu’ils se gouvernent dans leur ordre, et selon leur finalité propre. Le souci du gouvernant ne peut être que leur épanouissement, selon la loi de croissance qui est la loi de nature. Il vient en renfort, mais l’Etat, ce n’est pas Lui.  N’étant que le sommet de la pyramide, son souci est de vivifier la base, et non de la tarir. La forme de l’Etat épouse celle du corps social, d’où son extrême élasticité.


L'intervention du gouvernant dans la gestion d’un corps intermédiaire ne peut alors avoir que deux motifs : 


  • Placer ce corps sous tutelle en raison de déficiences qui l’empêchent d’atteindre sa fin propre. Néanmoins, dans une société bien faite, cette tutelle n’est pas nécessairement exercée par le Prince ;


  • Orienter sa croissance, ou la brider en raison de finalités d’ordre supérieur,  notamment liées à des considérations de justice ; néanmoins, un gouvernant doit encourager chaque fois que possible la vitalité des citoyens plutôt que de la brider par des plans présomptueux.


Ainsi, les corps pourront être dotés d’une liberté véritable puisque, comme le faisait remarquer le Parlement de Paris à Louis XVI lors de la suppression des jurandes, ils tirent leur légitimité de l’histoire, et plus encore de la nature. Respectable, leur liberté sera respectée. 


Rétablir la subsidiarité impose donc de revivifier la propriété, la famille, la société, la corporation, l’association, les corps de villes et de province à l’abri des conceptions individualistes du Code Civil. 


3 : L’élite, condition historique de la subsidiarité


Néanmoins, quelque légitimes que soient les corps, le renoncement à l’exercice de l’autorité n’a rien d’évident en pratique. L’Etat au sens moderne a la compétence de sa compétence. C’est lui qui, du moins sous des cieux républicains, départage les pouvoirs : après tout, il est l’Elu. Qui empêchera un commissaire bruxellois ou un énarque de pourvoir au bien des gens à leur place ? A ce jour, personne, et certainement pas le petit peuple, inaudible comme jadis les Barbares sur les rives du Danube. 


Depuis le début de la crise sanitaire, nos gouvernants semblent grisés par la faculté qu’ils se sont donnée de dicter sa conduite intime à la populace grâce au contrat social factice créé par la propagande d’Etat, et le terreau favorable d’une société d’individus prostrés par un matérialisme sénile. 


L’incapacité des droits de l’homme à protéger notre peuple de l’étouffement de normes délétères se fait sentir ; on aimerait plus que jamais que le concept de bien commun fût juridiquement exploité. La responsabilité civile n’est même plus la contrepartie de la liberté de l’honnête homme : nos gouvernants prétendent réglementer les précautions sanitaires de tous les Français, et nous rendent seulement responsables de l’exécution de leurs ordonnances médicales. C’est la désobéissance aux décrets des commis de ministères qui constitue le délit de mise en danger d’autrui. 


Si le peuple de France n’a plus le Droit pour lui, il n’a pas non plus la force. Il lui manque une élite pour le protéger. 


Nous le savons, ce rôle était autrefois tenu par la noblesse. Elle était la garante de l’équilibre du régime mixte, démocratique à sa base, unifié en son sommet. Tocqueville regrettait que son destin se fût, à la fin de l’Ancien Régime, majoritairement détourné de celui du peuple. Néanmoins, son effacement permettait pour lui la dictature. En abattant la noblesse, “On a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d’être regardée qui fait d’elle le point le plus résistant du corps social. Elle n’a pas seulement des mœurs viriles ; elle augmente, par exemple, la virilité des autres classes. En l’extirpant on énerve jusqu’à ses ennemis mêmes”.


Si, depuis le XVIIIème siècle, nous avons bénéficié de quelques élites de substitution, hauts fonctionnaires, entrepreneurs, soldats attachés à la France éternelle, ces élites temporaires sont aujourd’hui soit étouffées, soit détachées de notre destin, soit en profonde décadence. 


Le retour de la subsidiarité implique que notre pays voie l’émergence d’une élite nouvelle, capable de constituer un échelon intermédiaire entre le peuple et le gouvernant. Aussi faut-il que notre droit récompense les bons, selon l’ordre de la justice distributive, pour donner au peuple le gouvernement et l’appui des meilleurs. 


Encore faudra-t-il que cette élite, dédaignant la partition délétère entre bien privé et bien public, associe son destin au nôtre. La subsidiarité, en dernière analyse, est une question d’enracinement. Pour ne pas mourir, notre droit devra s’inspirer de ce que la féodalité avait d’universel, à savoir d’être une civilisation du lien : du lien de droit entre les hommes, du lien de droit entre la terre et les hommes. 


La République Française n’a jamais réussi à constituer ce lien. Disons même qu’elle a tout fait pour le détruire, fondant le collectif sur l’individu, lui promettant une liberté qui n’était plus en rien soumise au bien commun, mais au seul bien personnel. Par son utopie d’une égalité abstraite qui aboutit à une inégalité concrète, elle a fait de nous les rouages d’une machinerie gigantesque, selon la mission assignée par Rousseau au Législateur : “ transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer”... alors que la vocation du prince est, selon le principe de subsidiarité, d’être l’aide du peuple. 


Nous ne retrouverons donc le sens de la subsidiarité qu’en bâtissant une constitution du lien. 

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