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Les finalités du procès selon Thomas d'Aquin

Dernière mise à jour : 15 sept. 2020


De retour au foyer Agamemnon, vainqueur de Troie, succombe sous le couteau de Clytemnestre, son épouse. Ce crime en appelle un autre : Oreste tue sa mère et son amant pour venger son père. Poursuivi par les Érinyes, déesses blafardes du remord, il est acquitté par un procès, présidé par Pallas Athéna. Les Érinyes acceptent la sentence, et deviennent, sous la plume d’Eschyle, les Euménides, déesses bienfaitrices d’Athènes. Soumis à la justice, le châtiment purifie les passions et pacifie la cité.

Le procès est donc le moment le plus solennel de la vie publique, où la vertu de justice brille de tout son éclat. De nos jours, néanmoins, il disparaît de la vie des cités. Les jurés d’Assises, qui associaient le peuple à la répression du crime, sont en voie de suppression. L’oralité, riche en nuances et en contenu, qui faisait du procès ce « moment » solennel entre tous, s’estompe. Un légalisme outrancier entrave le règne effectif de la justice, et obscurcit sa lisibilité. Quant aux peines, elles sont incapables, par leur insuffisance (suppression de la peine de mort) ou leur caractère délétère (généralisation de l’incarcération) d’apporter un quelconque remède au criminel, ou au corps social.

Le procès ne s’estompe pas en raison de la disparition de l’injustice, mais par perte de sens. D’où notre souci de retrouver chez Saint Thomas d’Aquin l’ordonnancement d’une pensée classique éclairée par la foi. Le procès est traité par le docteur Angélique au sein de la Somme Théologique, IIa IIae, questions 60, et 67 à 71.

Le fonctionnement du procès est éclairé par sa finalité (I). Dans des articles ultérieurs, nous envisagerons les attributions des accusateurs et du juge (II), avant d'analyser le processus de recherche des preuves (III), tel qu'analysé par le Docteur Angélique.


Le procès est un acte de justice (1) au service du bien commun (2).

1. Un acte de justice. Le juge énonce le droit, et apporte à celui-ci une détermination particulière. Or, le droit n’a de valeur qu’autant qu’il est juste. Le jugement est donc (1) un acte de justice puisque le juge tend à rendre à chacun son dû et (2) un acte de prudence, puisque la prudence est la vertu du bon jugement (Q60, a1).

Plus spécifiquement, le procès est un acte de justice commutative, puisqu’il intervient le plus souvent à l’occasion d’un échange entre membres de la cité. Or, le juste milieu, dans l’échange, est l’égalité simple ou arithmétique. Par exemple, si une partie a subi un tort quelconque, il sera réparé à égalité. Cette égalité ne se confond toutefois pas avec la réciprocité (Q61, a4) : il n’y aurait pas toujours une égalité à ce que quelqu’un subisse quelque chose de spécifiquement identique à ce qu’il a fait. Si l’on frappe un supérieur, l’action posée est aggravée par la qualité de l’offensé, et le coupable doit être châtié plus sévèrement que par de simples coups. De même, l’action volontaire est en elle-même plus grave et injurieuse envers sa victime que l’involontaire. Enfin, celui qui a causé un dommage au bien d’un autre doit être condamné à restituer plus que ce qu’il a pris, car outre sa victime directe, il a porté atteinte au bien de l’État, à la sécurité qu’offre sa protection.

Le jugement est donc licite (1) s’il est un acte de justice (2) rendu par une autorité supérieure (3) conformément à la règle de prudence. Le jugement non prudent est dit « téméraire ». Il est donc essentiel que le juge fasse preuve d’humilité. (Q60, a2). Par ailleurs, il n’est pas convenable qu’un pécheur public juge des crimes de gravité similaire, ou inférieure aux siens.

Saint Thomas d’Aquin appelle le juge une « justice animée » (Q69, a2). La détermination du juste oppose les parties, et l’homme n’est pas maître du bien d’autrui : il est donc nécessaire qu’une personne « qui soit capable de reprendre les deux parties, et de poser la main sur les deux » tranche le litige. Le jugement est donc le fait d’une autorité supérieure, qui exerce une justice « architectonique ». (Q60, a1). Un arbitre désigné par les parties peut devenir juge, mais il doit être doté par elles de la force coercitive, de sorte que la sentence soit exécutée.

La justice est la vertu des relations. Le juge ne peut être saisi que si une partie intente une action contre une autre. Le procès doit être précédé d’une accusation. Le juge ne peut s’autosaisir. C’est la présence d’une accusation qui permet la confrontation des faits, et l’exercice d’une défense. (Q 69, a2)

On retrouve là une idée centrale de la pensée de Saint Thomas d’Aquin sur la loi positive : la loi vise la vertu des citoyens ; néanmoins, la loi des hommes n’a pas pour vocation de les guérir tous les vices. La loi doit en effet s’ajuster à ceux auxquels elle s’applique, et donc à la multitude, dont la vertu est médiocre. La loi punit seulement les fautes les plus graves, et principalement celles qui causent du tort à autrui, dont la plus grande partie des hommes peut s’abstenir (IIa Iae, Q96, a2). « Si l’on met du vin nouveau dans de vieilles outres, les outres se rompent et le vin se répand » : si les lois sont trop dures, les hommes tombent dans des maux pires encore. Par ailleurs, l’interdiction de tous les vices empêcherait les hommes de jouir du bien commun, car la surveillance serait générale. C’est pourquoi le procès n’a vocation à s’appliquer qu’aux vices qui causent du tort à autrui, ou au corps social, de manière grave. Par exemple, le juge n’a pas à connaître de fautes privées comme la fornication.

Le jugement permet ainsi à la personne lésée d’obtenir réparation. La victime a parfois droit à obtenir condamnation de l’offenseur : le juge ne peut donc prononcer la relaxe du criminel dont la culpabilité a été établie, à moins que la victime y consente (Q 69, a4).

Parce qu’il est un acte de justice, le jugement doit être rendu selon les lois, qui sont l’expression du juste. Le juste peut être en effet défini par le droit naturel, ou par les conventions, et ces deux types de droit sont exprimés par la loi. Néanmoins, lorsque la loi est injuste, elle est une corruption de loi, une violence. Le juge doit donc l’écarter. Par ailleurs, dans certains cas, il serait injuste d’appliquer une loi juste (par exemple, rendre le dépôt d’une arme à un fou). Dans ces cas-là, le juge doit écarter l’application de la loi, car, selon le Digeste : « Aucune raison de droit, ni la bienveillance de la justice ne peuvent souffrir que des prescriptions sagement introduites en vue de l'utilité des hommes, tournent à leur préjudice du fait d'une interprétation trop stricte par laquelle on en arrive à la sévérité. » (Q 60, a5)

Toutes les parties du procès collaborent à l’établissement de la justice : le juge, l’accusateur, le témoin et l’avocat.

La mission de l’avocat semble définie par le docteur angélique au détour de la question 71 (a2) : « montrer efficacement la justice de la cause qu’il soutient ». L’avocat a pour rôle de montrer la justice de sa cause : cela implique chez lui certaines capacités de parole et d’expression. De même, il doit avoir une vie publique convenable : sont aptes à discerner le juste ceux qui vivent eux-mêmes dans la justice ; par ailleurs, il ne serait pas convenable qu’un pécheur public plaide sur ce qui est juste : en effet, l’avocat doit faire naître un préjugé favorable pour son client. Par ailleurs, puisqu’il parle du juste, l’avocat est un dialecticien : le juste est objet de discussion. Il n’est pas pure application technique de la loi, mais commentaire, voire réfutation de celle-ci.

Enfin, le rôle de l’avocat est de montrer « efficacement » le juste. Son rôle n’est donc pas seulement de disserter sur le juste, mais aussi de le faire advenir. Quel rôle, quand on sait que la justice n’est pas de ce monde ! L’avocat doit donc faire preuve de pragmatisme. Parce que son combat est souvent complexe et absorbant, il n’est pas digne que des clercs soient avocats, sauf autorisation spéciale, pour ne pas être encombrés des soucis du siècle (Q 71, a2)

Le rôle d’assistance de l’avocat est également défini comme une œuvre de miséricorde. Or, selon Saint Augustin, « La miséricorde est la compassion que notre cœur éprouve en face de la misère d'autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons ». Or, l’accusé est dans une situation misérable à certains égards, même si la sentence qu’il encourt est juste, et l’avocat vient à son secours. Il peut se faire rémunérer, comme on peut faire rémunérer tout service rendu à autrui sans situation d’obligation (Q 71, a4). En effet, l’avocat n’est pas tenu de défendre gratuitement les miséreux, sauf les cas de nécessité où son intervention personnelle est indispensable : en effet, le nombre de nécessiteux est grand, et une personne seule ne pourrait pourvoir à tous. Il est donc juste que la charge de la défense des pauvres soit répartie (Q 71, a1). En revanche, les honoraires de l’avocat doivent rester raisonnables, c’est-à-dire tenir compte de la condition sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni, et des coutumes du pays.

Enfin, parce que le procès est un acte de justice, l’avocat ne peut soutenir une cause injuste, sous peine de se rendre complice du mal. En effet, conseiller ou favoriser le mal c’est à peu près la même chose que le commettre : il est donc tenu à restitution du dommage causé à la partie adverse. Il est excusé dans la mesure où l’ignorance peut excuser. Si l’avocat s’aperçoit, en cours de procès, que sa cause est injuste, il doit engager son client à renoncer ou à composer. Si celui-ci s’obstine, il doit abandonner sa défense. Il n’a néanmoins pas le droit de plaider contre son client ni de révéler ses secrets (Q 71, a3).

Enfin, il est permis à la guerre de ruser, et le procès est une sorte de guerre entre parties. L’avocat a donc le droit de ruser en ne dévoilant pas à son adversaire des éléments défavorables à son client. De même n’est-il pas tenu de dévoiler ses intentions ou ses pensées à son contradicteur.

2. Un acte de justice au service du bien commun. Si le procès résout un litige entre particuliers, sa résonance est bien plus grande.

Le procès a un effet médicinal : pour la partie lésée, dont le dommage sera réparé autant que possible ; pour le pécheur, condamné à expier sa faute, et qui peut s’amender ; pour la cité toute entière, puisque le châtiment du crime assainit le corps social. Le procès dissuade les mauvais et encourage les bons. Le procès a une vertu d’édification : sa place est donc centrale, et le scandale causé par un jugement injuste est grand. C’est pourquoi le juge ne peut trancher que sur les preuves qui sont publiquement débattues, pour que la sentence découle logiquement des débats.

Le procès ne cherche pas le châtiment du coupable en lui-même, dont on ne peut se réjouir. Il recherche le bien qui en résulte : l’amendement du coupable, sa répression, le repos des autres, le maintien de la justice et l’honneur de Dieu (Q108, a1). À cette condition, le procès conserve sa vertu purificatrice des passions : il accomplit de manière dépassionnée et avec juste mesure la fin de l’appétit irascible en nous, dont l’objet est de repousser et punir la violence, l’injustice et tout ce qui peut nuire (Q108, a2).

Le procès est rendu par l’autorité publique en charge du bien commun, qui dispose de la force coercitive. La séparation des pouvoirs aurait paru absurde à Saint Thomas. Le juge tranche le litige en vertu d’une autorité déléguée par le prince en charge de la communauté. Le prince est donc le dernier recours. Il peut décider de faire grâce au criminel de sa peine, si le dommage causé à la victime est réparé, et si le bien commun, considéré dans sa totalité, n’en souffre pas (Q 69, a4). Le juge est également législateur, puisque son jugement est une « loi particulière » rendue entre les parties, et qu’il peut juger de l’application de la loi, selon l’intention de celui qui l’a adoptée. C’est pourquoi l’autorité qui juge doit être la même que celle qui légifère : « il appartient à la même autorité d'interpréter la loi et de la fonder » nous dit Saint Thomas (Q 60, a6). Or, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire tendent tous deux au bien commun : ils reviennent donc à la même personne, qui a la charge de la communauté.

Grégoire Belmont

Avocat à la Cour


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