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Comment définir juridiquement la vie privée ?


Doctorant en histoire du Droit, Arnaud de Solminihac prépare une thèse sur les fondements de la vie privée


La recherche d’un domaine privé trouve un écho profond dans la culture occidentale. Ulysse, à la fin de l’Odyssée, y accorde déjà une importance toute particulière lorsqu’il s’exclame :


Qui donc a déplacé mon lit ? Le plus habile n’aurait pas réussi sans le secours d’un dieu…. La façon de ce lit, c’était mon grand secret ! C’est moi seul qui l’avais fabriqué sans une aide. Je voudrais donc savoir, femme, si notre lit est toujours en sa place ou si pour le tirer on a coupé le tronc de l’olivier.


Il n’y a pas si longtemps pourtant, le privé n’avait pas bonne presse. Dans les années 1970, un slogan féministe pouvait ainsi déplorer et scander : « le privé est politique ». Le privé était alors à abolir, car il était le réservoir des dominations, alors que le monde politique, lui, avait été conquis par l’égalité démocratique. Depuis lors, si tout le monde semble s’accorder pour protéger la vie privée, c’est peut-être que nous éprouvons une ultime angoisse face à un univers en voie de destruction. La crainte des intrusions dans notre vie privée a mis à mal notre confiance dans les lendemains qui vidéosurveillent et qui géolocalisent. Pourtant, si la nécessité de la protection de la vie privée fait consensus, les frontières de celle-ci n’ont jamais semblé aussi indéterminées.


Devant les attaques des data center et les fichages policiers des opinions, la notion de vie privée trône en effet dans notre législation comme une divinité protectrice des bornes de la maison. La garde des pénates, la bonne vieille préservation bourgeoise du bien être chez soi que promeut la pensée libérale est devenue un droit, un pouvoir de l’homme sur l’exposition de sa personne, une « propriété des données » et une protection de sa vie cachée contre la fratrie nombreuse des big brother potentiels. Par-delà le débat sur les nouvelles technologies, la période moderne se caractérise par une disparition bien plus profonde des frontières du domaine privé.


La dissolution de la vie privée à l’époque moderne


Les auteurs libéraux nous ont enseigné que la protection du privé est inhérente aux États modernes. Il est cependant possible de voir plus loin. Depuis l’Antiquité, la distinction du privé et du public est l’une des séparations fondamentales de toute cité. La frontière entre ces deux domaines peut disparaître de deux manières.


La première consiste à surévaluer les fonctions du public : soit en faisant que tout soit politique (c’est le cas d’un système totalitaire tel que le décrit Hannah Arendt), ou du-moins en faisant que tout soit social, c’est-à-dire que sans relever d’une domination idéologique déterminée, la vie humaine est entièrement prise en charge par des organisations extérieures à la famille. Dans cette perspective, la chose privée se dissout dans la res publica, qui devient une res totale. Au nom de la recherche de l’unité dans le corps politique, la diversité des domaines privés s’efface. La famille est considérée comme une entité anarchique d’une part parce qu’elle révèle les différences entre les membres d’une communauté politique, et est donc le ressort de la pluralité ; d’autre part, parce qu’elle confère à des personnes non sélectionnées une autorité sans compétence. Et ce alors que l’organisation rationnelle en vue d'une maximisation du bien-être pour le maximum de monde exigerait peut-être de réglementer l’engendrement, de confier l’éducation des enfants à des équipes d’ingénieurs pédagogiques, créateur de « contenus scolaires en ligne » et des guides de parents confinés (on tombe encore dans l’empire du social tel que le décrit Arendt).


La deuxième manière d’évacuer le privé est plus subtile, en ce qu’elle passe par la privatisation généralisée. Elle fait de l’homme non plus un animal politique, mais un animal domestique fait pour vivre dans les bornes étroites de son royaume privatif. Dans une telle perspective, la communauté politique ne se comprend plus que comme une superposition de vies privées dépourvues de toute relation avec un univers politique extérieur. Sans l’orientation vers le bien commun, la vie politique et donc législative est alors totalement accaparée par les débats sur les cas particuliers, sur la recherche de la préservation confortable de soi et l’impératif de transparence totale des mœurs et des cœurs. Dans ce deuxième cas de figure, la disparition de toute chose commune rabat la discussion politique sur les droits subjectifs privés des membres de la communauté politique.


Il ne s’agit pas, pour comprendre la vie privée, d’appliquer une équation à somme nulle du type : plus il y a de privé, moins il y a de communauté. Au contraire, les deux sont absolument nécessaires. Sans domaine privé, les hommes vivent dans le conformisme de la pensée collective et sans domaine public, ils sont enfermés dans leur propre conformisme : celui de leur clan et de leur identité. Aristote commence d’ailleurs sa politique sur cette division irréductible entre oikos et polis. S’il admet la ressemblance entre ces deux domaines, il soutient l’absence de commune mesure entre le privé et le public qui se comprennent comme des univers différents par nature. A l’époque Moderne, Jean Bodin opère une division similaire entre la puissance paternelle dans le Mesnage et la puissance du souverain dans la République. Celui qui voit dans le pouvoir politique la marque d’une puissance indivisible transpose cette vision dans la famille, dans laquelle le père est titulaire lui aussi d’un pouvoir indivisible, d’une propriété, d’un droit.


Les équivocités du « droit à la vie privée » et la nécessité d’une définition relationnelle


Le juriste Jean Rivero définissait la vie privée comme « cette sphère de chaque existence dans laquelle nul ne peut s’immiscer sans y être convié »⁠.. Cette définition pose un contenant dont le contenu n’est pas déterminé. Puisqu’il faut se méfier des définitions trop générales et trop abstraites, jugeons le concept à l’aune de son usage. La vie privée est bien souvent comprise comme un principe d’autonomie personnelle, voire une propriété (« propriété » de son corps, de ses organes, de ses données). La variété des usages d’un concept aussi vague peut laisser perplexe. Au point que l’on peut s’interroger sur la pertinence des standards en droit, utilisés comme des concepts-valises qui servent à justifier les objets les plus étendus à travers les velléités de celui qui les invoque.


Le droit à la vie privée réduit à une simple puissance individuelle ne permet pas à la notion de se déployer rationnellement ni de préciser véritablement ce que l’on entend par privé : ma subjectivité désire cette chose, elle y a droit car mon choix est constitutif de mon identité ; une chose se situe dans mon monde propre elle est ma propriété ; je suis libre car je peux séparer mon éthique personnelle de mes convictions politiques, etc. Une telle définition par défaut ne peut que favoriser le foisonnement anarchique de revendications au détriment de repères communs. Les juristes sollicitent ainsi l’expression générique de « vie privée » pour statuer sur des cas les plus divers : la protection des données, la sauvegarde de la vie de famille, le droit aux origines, la défense de la liberté sexuelle, le choix de sa tenue vestimentaire, les limites du renseignement public, le droit à l’oubli, etc. Introduite dans des textes normatifs variés (loi sur la presse, Code civil, déclaration des droits), cette notion est en effet réputée être un concept indéterminé, souple, utilitaire, qui se sent sans avoir à être défini.


Devant le vide créé par une notion si vaste, peut-être faut-il interroger les fondements de ce royaume privatif, de ce privé conçu uniquement comme une puissance subjective. Si l’idée d’une garantie et d’une indépendance de la sphère privée caractérise la liberté des Modernes, la formulation d’un droit à la vie privée est proclamée après les grandes expériences totalitaires du XXème siècle, avec le développement de la presse people intrusive, et enfin l’explosion de la circulation d’informations sur les personnes liées aux développements des nouvelles techniques de communication et de diffusion.


La tradition libérale a eu tendance à présenter la vie privée comme une propriété. Il y a d’abord la property de Locke, qui comporte non seulement les biens, mais aussi, la vie, la liberté. Il y a la liberté comme garantie tranquille de la jouissance privée de Constant, mais aussi le principe de non-nuisance de John Stuart Mill, voulant que pour ce qui ne regarde que lui, l’individu est souverain. Dans cette traduction juridico-politique, le privé est pensé comme un pouvoir, une puissance solitaire, un « droit à être laissé tout seul ».


Si l’on prend une certaine distance critique vis à vis des conceptions individualistes du privé, on peut au contraire penser que ce qu’on entend protéger par le recours à la notion de vie privée est éminemment social (confidentialité de conversations privées, non-intrusion extérieure dans une relation privée, interdiction de la publication des déboires de la vie intime). Là où la propriété opère une séparation matérielle entre les choses corporelles, la vie privée vient ainsi placer une frontière entre des contenus informationnels qui ne doivent être connus que de certaines personnes. De même que les hommes n’ont pas de droit de propriété sur les étoiles car elle sont par nature placées hors de la maîtrise de l’homme, de même il est illusoire de prétendre protéger les personnes en octroyant à ces dernières un droit de propriété sur des données qui si elles le concernent, échappent irrésistiblement à son emprise.


Il n’est pas nécessaire de sentir la pression d’un gouvernement totalitaire pour constater l’affaissement de la distinction entre les sphères publique et privée. En témoignent la place prise par l’entreprise, les mesures de surveillance prescrites par les gouvernements et l’exposition croissante des personnes dans l’espace public numérique. Dans la société de masse, l’homme est confronté immédiatement au monde semi-public qu’est la société, et ne peut devenir membre que d’un agrégat informe qui n’est ni public, ni privé. Il faut peut-être revenir à cette vieille idée selon laquelle, l’homme sans attache est placé dans un état de désolation, il n’est plus le membre d’une communauté politique mais d’un troupeau, il n’a plus domaine à lui et devient ainsi un être sans feu, ni lieu.


Dans une perspective aristotélicienne, le microcosme du privé est encore un cosmos. Dans un rapport de cercles concentriques, le domaine privé est un moyen terme naturel entre le sujet/citoyen et la république, où se déploient un certain nombre d’activités et de relations déterminées. Les trois ou quatre relations privées spécifiques sont les relations homme/femme, parent/enfant, serviteur/maitre ou disciple/maitre. Dans les mœurs actuelles, ces attaches interpersonnelles, ce réseau primaire de relations privés ont été chassées avec l’avènement d’une société égalitaire. A défaut, le domaine privé pourrait être pensé comme un tissu de relations de confiance. Une bonne manière de laisser réellement l’homme libre dans ses affaires privées consiste alors à garantir l’absence d’interférences, non afin de protéger une souveraineté purement individuelle, mais en vue de la préservation concrète de certains liens privés. Cette conception sociale de la vie privée permet ainsi de comprendre la véritable signification de la notion de confidentialité, qui n’est pas un droit subjectif à la dissimulation, ni un droit de propriété sur des informations mais un moyen d’opérer la sauvegarde de relations de confiance.


La conception relationnelle du privé s’accorde d’ailleurs bien avec la manière dont la vie privée est protégée depuis la Restauration dans le droit pénal de la presse (loi de Serre de 1819). En tant que limite à la liberté d’expression, la diffamation de la vie privée peut être comprise comme une destruction par la publicité des relations intimes. L’atteinte à la vie privée réside ici moins dans la publication d’une information privée d’une personne que dans l’atteinte à ce que l’on pourrait appeler un honneur privé, une décence ordinaire, c’est-à-dire au préjugé légitime selon lequel chacun mène une vie ordonnée sans qu’il revienne à une instance extérieure le droit de prétendre à publier l’objet de ces relations de confiance (familles, amis proches, relation avec certains professionnels).


La vie privée se comprend alors davantage comme une protection de la réputation que comme une propriété ou une chape de plomb artificielle enfermant tout ce qui est privé. La protection de la vie privée dans le cadre de la diffamation correspond donc à la défense de ce que le juriste du XVIIème siècle Pufendorf nomme l’ « estime simple ». Il s’agit ici de ce que les Romains nommaient l’honnestas, à ne pas confondre avec l’honor. Cette protection agit alors comme une présomption légale d’honorabilité privée. Ce droit à l’honneur, également reconnu à tous les hommes, interdit que soit remis en cause publiquement certains aspects de leur vie. Dans la mesure où les attaques publiques portent souvent sur des actes privés, il s’agit donc de protéger d’une manière particulière la tranquillité des affaires qui ne regardent pas la chose commune. La vie privée n’est ainsi protégée qu’en relation avec la vie publique, de sorte qu’elle trouve un fondement dans la notion d’honneur qui règle traditionnellement l’exposition sociale de la personne.


Toute vie collective induit un certain conformisme, et la vie privée constitue alors le rempart de la singularité de chacun contre les injonctions de la société. Il est possible de distinguer deux principaux dynamismes qui poussent l’homme à sortir de la masse : la recherche de la vie spirituelle (à rebours de la conspiration contre la vie intérieure dont parle Bernanos) et la sexualité qui s’exprime dans le couple (qui s’exprime dans la révolte privée de Winston et Julia dans 1984).


Plutôt qu’une puissance de l’homme sur lui-même, la vie privée peut alors être vue comme un faisceau de relations de proximité qui entourent et constituent la personne. En n’étant pensé ni comme une propriété, ni comme un droit abstrait, le respect de la vie privée repose alors sur une réalité concrète, bâtie sur un ensemble de relations privilégiées qui permettent à l’homme de ne pas se fondre dans la masse ni dans aucun grand ensemble institutionnel ou encore dans des dispositifs technologiques. La réduction de la vie privée à une propriété ou un principe d’autonomie personnelle ne permet pas de comprendre à elle seule la notion de confidentialité, qui n’est pas tant la maîtrise par l’homme de toutes les informations à son sujet que l’inviolabilité de certaines relations de confiance. Cette perspective permet de comprendre que la protection véritable de la vie privée ne réside pas seulement dans l’attribution d’un droit fictif sur les amas numériques de données insignifiantes sur nos existences banales, mais dans la préservation concrète des conditions des rapports privilégiés qui constituent les personnes en tant qu’êtres de relation.


Arnaud de Solminihac


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