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Le droit n'est pas un corps de règles abstraites et générales

Dernière mise à jour : 27 mars 2021

Quelle était la notion du droit ordinairement professée dans la théorie des classiques ? Le droit est le juste : dikaion (terme grec que nous traduisons par le droit) id quod justum est, selon le Digeste I.I. 6, que répèteront les glossateurs et dont saint Thomas, à son tour, étudiant les sens du mots jus (Iia IIae 57, adI), reprend à peu près la formule. C’est-à-dire : la solution juste, la bonne solution juridique, qui doit être cherchée pour chaque cas, être exactement adaptée à chaque situation litigieuse : ces droits anciens sont casuistiques. Le droit n’est pas identifié aux règles abstraites et générales, sorties du cerveau du législateur ou de quelque esprit humain ; mais à la solution concrète qui sera trouvé dans chaque cas.


Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas de règles. Il n’est pas de vie juridique un peu évoluée qui puisse se passer de règles. Mais le rapport des règles au droit est autrement interprété. En Grèce et dans la Rome classique, il y a même des « lois positives » (entendons posées par l’État, et qui tiennent toute leur substance de la volonté de l’État) ; en vérité si peu nombreuse que nous pourrons pour simplifier, dans cette esquisse historique, en faire abstraction ; mais surtout des règles doctrinales, produites par les jurisconsultes ; celles-là très nombreuse à Rome et dans le droit savant du Moyen âge. Elles tiennent un rôle indispensable dans le système de la philosophie classique du droit naturel Car, dit cette doctrine, la « nature » nous fournit à profusion des modèles nés spontanément, de justes rapports juridiques (de bons exemples de régimes politiques, professionnels ou familiaux ou de saines relation contractuelles), qui doivent nous servir de guide et dont il faut que nous prenions note en les exprimant dans des règles. Mais ces règles ne sont pas le droit, applicable à de nouvelles espèces. Car pour répondre exactement aux conditions de chaque cas, chaque solution doit s’adapter à la « nature de la chose », à la nature de chaque cas. Mais je m’en voudrais de commenter une fois de plus cette philosophie (…).


Remarquez qu’on raisonnait beaucoup dans le droit savant du Moyen âge, ou dans le droit romain classique. Jamais il n’y eut telle abondance de ratiocinnement, que chez les juristes romains, quand on disputait entre les thèses de Julien ou d’Africanus, des Proculiens et des Sabiniens. Si ce n’est peut-être dans les écoles des glossateurs du Moyen-âge, du XIIème au XVIème siècle. Les questions de droit donnaient lieu à des disputes interminables et rigoureusement conduites. Rien qui puisse être plus éloigné de « l’intuitivisme », de l’appel au « sentiment » du droit, (…)


Pour ces juristes, il ne pouvait s’agir pour eux d’un travail de pure déduction du droit à partir de la règle (ni même de poursuite de l’idéal d’une science du droit ou après coup le droit serait rendu déductif). Deux obstacles majeurs s’y opposent :


1/ D’abord, pour qu’on en tire le droit par un procès de déduction pure, les règles de droit sont précisément, trop nombreuses. Et, qui pis est, contradictoire. L’illusion chère à Leibniz que les règles du droit romain eussent formées un tout homogène, est précisément abandonnée par les romanistes. Les textes des juristes romains, les avis de Sabinius, Julien, Ulpien, Paul et Papinien faisaient un tissu de contradiction ; Justinien qui était affecté de tendances positivistes en a effacé quelques-unes ; il en subsiste et d’innombrables au long du Digeste. Les juristes du Moyen-âge se complurent à recueillir les discordances entre les textes, leurs perpétuelles antinomies : « disensiones dominorum-discordantes canonum » : supposé du moins que l’on pratique l’exégèse littérale des textes, on en tirerait des conclusions très contradictoires. Les règles de droit ne constituent pas cette « unité de l’ordre juridique » auquel rêve encore un Kelsen : elles sont plutôt un panier de crabes qui s’entredévorent. Ou pour employer le langage de la Martine des Femmes Savantes, elles ne s’entendent pas, elles « se gourment ». Outre que procédant seulement dans le cas le plus ordinaire à d’une autorité doctrinale elles sont de valeurs très inégales. (…)


2/ Car il y a une seconde raison qui exclut la possibilité que la solution soit atteinte par une inférence déductive : c’est que peut-être aucune des règles dont usent les juristes au cours de leurs recherche n’est telle qu’on puisse en inférer la solution exactement adaptée au cas litigieux. Les règles ont été construites par l’œuvre des jurisconsultes travaillant sur des précédents, sur des cas plus ou moins voisins, non pas du tout sur les principes de la raison pure à partir d’une loi de raison supposée connue au cas que nous avons à juger. (…) Les règles ont été construites par l’œuvre des jurisconsultes travaillant sur des précédents, sur des cas plus ou moins voisins, non pas du tout sur les principes de la raison pure à partir d’une loi de raison supposée connue à l’avance : or, aucun de ces précédents n’est exactement identiques au cas que nous avons à juger. Et nous avons défini le droit comme la solution concrète appropriée au cas d’espèce, à la nature de la cause. Cette solution ne peut pas être exclusivement tirée de la règle prévue pour des causes différentes ; il faut qu’elle emprunte finalement à une autre source. (…)


L’arsenal des règles formulées dont nous disposons dans les Codes ne saurait aucunement nous suffire. C’est un célèbre adage romain, placé en vedette au début du dernier titre du Digeste, qui le proclame expressément la condamnation : Jus non a rugula sumatur (D. 17 ; I). Il signifie très clairement la condamnation d’une méthode exclusivement ou principalement déductive. (….).


La route discursive qui menait des règles de droit à la sentence ne se déroulait pas tout entière dans les « formes pures » de la pensée ; ce n’était point un monologue de l’esprit tournant sur lui-même ; haute navigation perdue dans un océan de concept, mais cabotage, où l’on revient périodiquement reprendre barre sur la terre ferme des choses ? C’était va et vient permanent entre les concepts, et le cas. Dans la philosophie classique aristotélicienne thomiste, le monde de la pensée n’était pas séparée des choses, comme il l’est depuis Descartes et Kant. Et sans toute la logique de ce temps était moins idéaliste, que nous ne la concevons aujourd’hui.


Puis les innombrables traités de l’antiquité gréco-romaine du Bas Empire, du Moyen âge qui portent sur la Rhétorique (à commencer par la rhétorique d’Aristote, celle là riche d’exemple judiciaires) Car cette rhétorique ancienne dont s’est nourrie pendant longtemps la logique des jurisconsultes, n’imaginons point qu’elle ne fut qu’une technique utilitaire de persuader de n’importe quoi, une éristique, une sophistique. Elle était l’art combien plus digne et fructueux de cette controverse, qui mène aux vérités probables ; sachant distinguer les questions, les « lieux » de la saine discussion, riche de tant d’autres utiles recettes, elle conduisait à la bonne solution de droit. (…).



Michel Villey, Annales de la faculté de droit et de science économie de Toulouse, 1967

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