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Les corporations et l'économie du bien commun

Compte-rendu de la conférence de Monsieur Guillaume Travers, professeur d'économie, le 13 avril 2022


Les penseurs du XVIIIe ont décrit les corporations comme étant des institutions économiques, une manière d’organiser le travail, ou encore la réunion de monopoles pour l’exercice des métiers. Mais ces corporations sont beaucoup plus que cela. Elles sont une vision presque totale de l’ordre social fondé sur une anthropologie très riche, antagoniste à l’anthropologie moderne.


Quand bien même ces corporations sont dissoutes à la Révolution française, la nostalgie d’un ordre social qui ne soit pas purement individualiste perdure et donne naissance à une pensée corporatiste très riche chez les penseurs de l’Eglise et dans d’autres courants de pensée. Cependant, on ne reviendra pas au corporatisme ancien. En revanche, la vision de l’ordre social qui animait les corporations, l’anthropologie qu’elles sous-tendaient, peut nous inspirer aujourd’hui.


La vision d’ordre social sous-jacente aux corporations médiévales


Nous ne pouvons pas comprendre le monde médiéval si nous lui appliquons une grille de lecture moderne réduisant tout à l’individu. Le monde médiéval est celui de la communauté. Dans la vie rurale, les communautés villageoises organisent les travaux des champs, les célébrations des saints locaux et les grandes fêtes chrétiennes ou celles des moissons. A partir du XIe siècle, quand la vie urbaine reprend, les villes s’organisent autour des travaux artisanaux. La corporation va émerger comme étant le pendant professionnel de la communauté villageoise dans les villes. Le terme de corporation remplacera celui de communauté au XVIIIe. On retrouve également les termes de communauté de travail, de jurande, de métiers ou de confrérie.


La corporation renvoie tout d’abord à l’idée d’organisation communautaire. Cette organisation a certes un rôle économique, mais elle est avant tout une communauté de vie, de fraternité et de spiritualité. Les corporations se dotent d’un saint qu’elles célèbrent. Elles imposent certaines obligations sociales comme celles d’assister aux grands évènements familiaux de leurs membres (les funérailles mais aussi les baptêmes et les mariages), ou veiller au bien-être de leurs travailleurs en difficulté. Ainsi, la dimension communautaire mêle la vie familiale, sociale, religieuse et spirituelle.


Les corporations sont structurées par niveau d’appartenance et sont initiatiques. Pendant la longue période de l’apprentissage, l’apprenti doit vivre chez le maître. Il apprend à ses côtés la maitrise totale d’un art qui l’engage pour toute une vie.


Au XVIIIe siècle, la grande critique des corporations faite par les économistes et les penseurs des lumières est celle d’un monopole vu comme une entrave à la liberté individuelle. De fait, l’anthropologie des hommes du Moyen-Age est opposée à celle des temps modernes tournés vers l’individu. L’homme étant membre d’une communauté, sa mission première sera donc d’assurer, à son niveau, le bien commun de la communauté, et c’est à ce niveau qu’il est reconnu. La vision corporelle et organique inspire le système corporatiste : un corps avec ses membres. Au Moyen-Age, les différences au sein de l’ordre social sont sources de richesses et de complémentarité et non source de conflit. Chaque communauté vise un bien propre qui dépasse le seul bien individuel.


Privilège étant octroyé aux corporations de s’auto-réguler, le monde corporatiste impose à ses membres certaines restrictions d’ordre économique justifiées par leur bien commun, une vision où la qualité prime sur la quantité, où l’activité économique n’est jamais séparée de son sens profond.


Ainsi, la corporation contrôle la qualité des biens vendus par ses membres. Tout compagnon doit produire un chef-d’œuvre pour prouver son excellence dans la maîtrise technique d’un art et devenir maître.


Cette exigence de qualité des biens vendus justifie que les corporations interdisent la publicité, aussi appelée réclame. Faire de la publicité pour un bien reviendrait à dire que les qualités du bien ne sont pas suffisantes pour le vendre. Par ailleurs, les biens n’existent que pour satisfaire des besoins avérés : la réclame stimule les besoins au lieu de les assouvir. Sur un autre plan, un membre de la corporation, attirant à lui l’ensemble des clients de la ville par sa publicité, romprait l’équilibre social et la devise de travail partagé.


Enfin, le but des corporations n’est pas de maximiser les profits de leurs membres mais d’assurer la qualité des biens produits et vendus. L’art est un moyen de vivre et d’atteindre un certain niveau de subsistance. C’est ainsi que le concept abstrait de travail n’existe pas dans le monde des corporations : on ne s’intéresse pas à la quantité d’heures de travail fournies, mais à la qualité de l’art qui s’y exerce.


Les corporations sous la Révolution française et industrielle.


Le monde des corporations est légalement dissout sous la Révolution française par la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde. Les corporations sont attaquées non pour des raisons économiques mais pour des raisons idéologiques d’individualisme que la Révolution française entend imposer en supprimant tout ce qui interfère entre l’individu et l’Etat (communauté, corps de travail). Dans ce nouveau paradigme, l’homme est avant tout un individu avant d’être le membre d’une communauté familiale, professionnelle, villageoise, religieuse.


Cependant, ce changement idéologique ne se concrétisera qu’avec la Révolution industrielle. Du jour au lendemain, des personnes enracinées dans des solidarités familiales, communautaires ou paroissiales, se retrouvent déracinées et exilées dans la banlieue minière ou textile des grandes villes industrielles. Les hommes ne se définissent plus comme membres d’une quelconque communauté, seul demeure leur intérêt économique. C’est ainsi que le travail ne vaut plus que sous le prisme de la quantité de travail que l’on peut offrir. Cette révolution identitaire fait disparaitre les enracinements pour ne laisser place qu’à des relations marchandes.


Les corporations et la pensée de Marx

Beaucoup des mouvements ouvriers du XIXème siècle (par exemple ceux de la Révolution de 1848), sont fondés sur la nostalgie d’un ordre communautaire ancien et sur la volonté de recréer des réseaux de solidarité et d’enracinement allant au-delà de sa seule condition de prolétaire.


Mais le socialisme de Marx développe au contraire une vision négative de la différence, qui de source de complémentarité et d’enrichissement mutuel devient pur antagonisme. C’est le concept de la lutte des classes. Le monde se stratifie uniquement selon des critères de richesse et d’intérêt. Les autres considérations sociales n’ont plus lieu d’être, toute quête de sens un non-sens. Marx considère la lutte de l’homme abstrait mondial à travers ce slogan : « prolétaires de tous les pays unissez-vous ». Les communautés ne sont plus qu’économiques. Le prolétaire affronte le capitaliste de son ancienne corporation.


Le corporatisme moderne.


A la fin du XIXe siècle, des catholiques comme La Tour-du-Pin et Albert de Mun vont fonder le catholicisme social dont les grandes idées sous-jacentes sont de dépasser cette lutte des classes en démontrant que le patron et l’ouvrier ont des intérêts communs. Ces penseurs vont refaire le lien entre la question économique, la place du sacré, l’importance du bien commun, afin de rééquilibrer les différentes composantes de la société et ainsi la pacifier.


L’idée du corporatisme a une postérité importante jusque dans les années 1930. Ainsi, l’Action française se réclamera du corporatisme, et Charles Maurras sera le chantre de l’inégalité créatrice.


L’Allemagne, à la fin du XIXe, est restée marquée par un modèle médiéval ancien. En 1896 un projet de réforme du code civil prend forme. Beaucoup de juristes allemands y voient l’occasion d’introduire des principes révolutionnaires, comme l’a fait le Code civil de Napoléon en introduisant la propriété de l’individu. Mais d’autres s’y opposent. Le juriste Otto écrit que le droit individuel n’est pas conforme à l’esprit allemand pour lequel le principal sujet de droit n’est pas l’individu mais la communauté.


Le corporatisme chez l’économiste Sombart est une alternative à la fois au libéralisme (ou capitalisme) et au marxisme (ou socialisme). En effet, l’un et l’autre se retrouvent dans le matérialisme (tout est réductible à la notion d’argent) et prônent l’internationalisme en refusant la notion de frontières. Sombart propose pour sa part l’enracinement comme solution à ces deux idéologies soi-disant opposées, preuve du foisonnement de la notion de l’idée de corporatisme.


Dans les années avant-guerre, trois régimes se réclament du corporatisme : l’Italie fasciste, le Portugal de Salazar, et le régime de Vichy. Tous trois distinguent le corporatisme d’association du corporatisme d’Etat, et pratiquent plutôt le second. Le corporatisme associatif consiste en la création libre et spontanée de groupements de toute nature ; le corporatisme d’Etat correspond en revanche à une organisation centralisée du travail. Par exemple, en Italie, les fascistes créent aux côtés du Parlement portant les intérêts individuels, une deuxième institution représentant les métiers et leurs intérêts de corps.


Enfin, depuis 1945 l’idée de corporatisme a presque disparu.


Ainsi, le corporatisme est l’illustration d’un monde social tourné vers le bien commun et la complémentarité. Il vise à dépasser la dimension matérielle et économique de la vie en société, pour lui insuffler un idéal d’amitié.

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