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Economie droguée à l'usure : comment et pourquoi s'en sortir ?

Dernière mise à jour : 22 déc. 2022

Compte-rendu de la conférence du 21 juin 2022, par le révérend frère Emmanuel Perrier, op

Cette conférence était un résumé de l'article Perrier, Emmanuel, « L’usure, injuste aujourd’hui comme hier », Revue thomiste 121 (2021), 113-60.



La position de saint Thomas d’Aquin sur l’usure est mal interprétée. On lui attribue des considérations qui lui sont antérieures ou postérieures : la thèse d’Aristote selon laquelle l’argent ne doit pas engendrer l’argent n’est pas celle de saint Thomas d’Aquin.

Le système bancaire actuel, qui repose sur l’usure, fait l’objet de critiques depuis l’arrêt de la convertibilité du dollar en or, et à plus forte raison depuis la crise de 2008. Les banquiers ont toujours pu opposer aux objections à la pratique de l’usure qu’elle est bénéfique pour la croissance et qu’il serait difficile pour nos économies de s’en passer. Mais depuis les quatre dernières années, les taux négatifs fragilisent progressivement le système bancaire. L’usure est une pratique intrinsèquement viciée qui agit aujourd’hui au détriment du système financier qu’elle a bâti. La pensée de saint Thomas d’Aquin démontre le caractère injuste de la pratique de l’usure, pratique qui, parce qu’injuste, conduit à des drames.


Une définition de l’usure


La stipulation de l’usure est que l’emprunteur verse au prêteur un intérêt en plus de la restitution du capital prêtée. Pour saint Thomas d’Aquin, cette stipulation est une inégalité dans le contrat qui le rend injuste.


Cet intérêt ne repose sur aucune réalité objective : ni le risque de défaut de l’emprunteur (demander un gage suffirait) ni le préjudice ne plus pouvoir utiliser la somme prêtée (le prêteur ne l’utilisait pas au départ).


L’usure : une injustice


Pour comprendre cette injustice il convient de distinguer la justice « circonstancielle » de la justice « de soi ». La justice d’un contrat est, dans la pensée thomiste, un rapport juridique équilibré entre les obligations des parties contractantes. Elle est donc une question de mesure. Le rôle du juge est alors d’assurer l’égalité du contrat. Mais la justice de soi n’est pas une question de rapport. Elle est intrinsèque. Elle relève d’une inégalité structurelle dans le contrat (le contrat de vente d’un être humain par exemple). On ne peut nuancer le contrat pour le rendre juste : il est injuste par nature.


Il s’agit donc de savoir si l’usure relève d’une injustice circonstancielle, auquel cas une usure juste est concevable, ou d’une injustice de soi.


Pour cela, saint Thomas d’Aquin commence par distinguer les biens consomptibles des biens non consomptibles. Les biens dont on ne peut dissocier le droit de propriété du droit d’usage sont consomptibles (à ne pas confondre avec la fongibilité) ; ce sont des biens qui se détruisent par leur usage : par exemple, le vin est détruit par sa consommation.


Il est juste de demander un loyer pour l’usage d’un bien non-consomptible, car on peut dissocier l’usage de la propriété. Par exemple, il est possible de louer une maison, c’est-à-dire de demander un prix pour son usage, tout en conservant la propriété. L’usage d’une maison ne la détruit pas.


Mais il est injuste de demander un loyer pour l’usage d’un bien consomptible en plus de la restitution. En effet, en consommant le bien prêté, l’emprunteur le détruit. Donc, soit le bénéficiaire rembourse ce qu’il a consommé, et c’est une vente pour avoir disposé de la chose, soit le bénéficiaire rend l’équivalent de ce qu’il a emprunté, et c’est un prêt. Mais demander la restitution plus un prix d’usage, c’est faire payer deux fois pour la même chose. Il n’y a pas lieu de demander un loyer pour l’usage d’une chose que l’emprunteur ne possède plus. La restitution doit se faire uniquement de la valeur de la propriété de la chose prêtée.


L’argent, dans son usage ordinaire de valeur d’échange ou de valeur de réserve, est ce qui quantifie la valeur d’un bien en fonction de son utilité en vue d’un échange. Sa raison d’être est d’échanger des biens. On ne peut donc distinguer dans l’argent l’usage de la propriété : c’est un bien consomptible (les billets de banques ne se détruisent pas, la réalité qui est le support de l’argent ne se consomme pas, mais c’est l’argent comme bien utile qui disparaît quand on en use). Or, par le mécanisme de l’usure, l’emprunteur doit rendre le capital au prêteur, mais il doit également verser un intérêt pour son usage. En réclamant un loyer pour l’usage de l’argent en plus de sa restitution, le prêteur monnaye ce qui n’existe pas.


C’est donc par nature (et non par les effets néfastes qu’elle produit) que l’usure est injuste.


L’interdiction de l’usure


Cette pensée de saint Thomas d’Aquin est originale. Dans toutes les sociétés (pas seulement les sociétés chrétiennes), l’usure a fait l’objet de restrictions légales au nom des effets qu’elle produit, mais on a rarement été aussi loin pour chercher la cause première de ces effets. La tradition chrétienne faisait jusqu’alors appel à l’abus de position dominante du prêteur qui exige de l’emprunteur un intérêt démesuré. Saint Ambroise dit de l’usure qu’elle est des funérailles (en latin, fenus funus). Le concile de Nicée interdit l’usure aux clercs, avant que le capitulaire de Nimègue de Charlemagne ne le proscrît en 806 à l’ensemble des laïcs de la chrétienté : d’où que les juifs s’en accaparèrent l’usage.


Tout prêt lucratif relève-t-il de l’usure ?


Nous l’avons dit : relève de l’usure l’intérêt perçu par le prêteur au titre de l’usage de l’argent en surcroît de la restitution. Il y a donc des limites à ce qui relève de l’usure chez saint Thomas d’Aquin :


D’abord, seul l’argent prêté afin d’être dépensé est concerné. La monnaie prêtée pour sa nature matérielle (d’anciennes pièces par exemple, qui présentent un intérêt pour la numismatique) peut tout à fait faire l’objet d’un loyer : il ne s’agit plus d’un bien consomptible.


On distingue alors deux fonctions à l’argent : l’argent comme valeur d’échange ou de réserve et l’argent comme garantie. S’agissant de l’argent comme valeur d’échange ou de réserve, son objet est d’être dépensé : l’usure est proscrite. Il est ainsi injuste qu’un banquier exige un intérêt pour un crédit (visant à être dépensé). S’agissant de l’argent comme garantie (gage, garantie à l’exécution d’un contrat) un intérêt peut être exigé. En effet, cet argent n’a pas pour but d’être dépensé mais il est immobilisé à la manière d’un capital. Il n’a donc pas la nature d’un bien consomptible.


De plus, seul relève de l’usure l’intérêt exigé du prêteur au titre du prêt lui-même. Dès lors, il est légitime pour un banquier de demander que le service de mise à disposition d’argent soit rémunéré, au titre de la couverture de ses frais. Il pourrait même exiger que ses honoraires se présentassent sous la forme d’un pourcentage de la somme prêtée : il ne s’agit alors pas d’un intérêt d’usure mais de sa rémunération. Il y a une différence de nature entre l’usure (« prix de l’usage ») et le prix du service de prêt : on ne saurait soutenir que la banque subvînt sans rétribution à ses frais. Il serait même préférable (du moins aujourd’hui, c’est-à-dire dans les périodes de faible croissance) pour les banques d’exiger une commission plutôt qu’un intérêt, attendu que l’intérêt peut être négatif ou nul, à la différence de la commission.


Par ailleurs, seuls les échanges portant sur l’usage de l’argent par un tiers à son compte sont couverts par la définition thomiste de l’usure. L’apport de capital à une société n’est pas de l’usure : l’actionnaire s’engage en effet à participer aux pertes de la société. Il est juste que l’investissement ouvre droit à la perception des fruits d’une entreprise puisqu’il expose aussi à ses pertes.


Ainsi, la position de saint Thomas d’Aquin conduit à écarter une série de situations où l’usure n’est pas caractérisée et où il n’y a aucune injustice.


Du remboursement


La question du remboursement est cruciale. Pour que le contrat soit juste, l’emprunteur ne doit donc pas rendre une valeur nominalement égale mais une valeur d’utilité égale. Il est par conséquent légitime de prévoir une pondération du capital à rendre en fonction de l’inflation ou de la perte de valeur de la monnaie, à condition que cela se fonde sur des indicateurs universels, indépendants des parties.


Pourquoi l’usure est-elle si répandue ?


Bien qu’injuste, l’usure a été transformée par le capitalisme en instrument financier. Au lieu de faire payer un loyer sur l’argent on fait payer le risque de défaut de l’emprunteur. L’intérêt est le coût du risque assumé par le prêteur. Toutefois, le risque est l’exacte conséquence financière de la consomptibilité de l’argent, car si l’on envisage que la personne ne le rende pas c’est que l’on suppose qu’elle va le dépenser. On crée donc un marché du risque, et son marché de la dette associé. Cela présente trois avantages :

  • Les banques refusent de prêter à cause du risque d’insolvabilité future de l’emprunteur. En rémunérant le risque, on achète cette réticence du prêteur.

  • Rémunérer le risque incite à faire circuler l’argent. Donner cette « prime à la circulation » incite naturellement le capitaliste à faire circuler son capital pour le faire fructifier. Il s’agit là d’une grande force du capitalisme qui garantit la propriété privée mais incite les capitalistes à faire circuler leur capital, pour le bénéfice de tous.


  • Les capitaux ont tendance à se répartir naturellement auprès des emprunteurs qui ont le plus de chances de pouvoir rembourser.

Pour ces trois raisons, l’usure a été un coup de génie, vecteur de croissance.


Les limites observables de l’usure


De là naît le vice de l’usure : elle est un moteur à chercher de la croissance. Dès lors qu’on exige de l’emprunteur qu’il rembourse plus que ce qu’on lui a prêté, on suppose qu’il va s’enrichir. L’usure pousse les acteurs économiques à chercher des marges. Elle crée de la croissance tant qu’il y a de nouvelles marges à exploiter. Elle pousse les acteurs à exploiter davantage de marges jusqu’à l’épuisement du monde réel. L’agriculture française illustre parfaitement cette mise sous tension d’un secteur économique qui doit multiplier sans fin sa production pour couvrir les intérêts d’emprunts visant à sa mécanisation. In fine, le secteur s’écrase sous le poids de sa quête de croissance : appauvrissement des sols, problèmes de nitrate, suicide des agriculteurs, etc.


L’autre problème inhérent à l’économie reposant sur l’usure est la mutation du banquier qui, de simple facilitateur d’affaires le temps du recouvrement d’un emprunt, devient une courroie de distribution permanente entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui en ont besoin. Il sert à faire circuler l’argent. Si l’activité des banques dépend trop de l’usure, elles deviennent dépendantes du marché de la dette, et ont intérêt à inciter les acteurs à s’endetter, s’exposant à toujours plus de risques.


Dans le même temps, les banques ont moins de 10% de fonds propres pour rembourser leurs clients. Pour maintenir le système en place, le marché interbancaire leur permet de se couvrir les unes et les autres. Ce système a montré sa fragilité en 2008. Le marché interbancaire force donc les banques centrales à intervenir. Les monnaies se retrouvent accrochées à l’économie du risque. En somme, plus l’usure s’étend, plus la finance accumule de risque, plus elle doit se couvrir, plus elle devient solidaire, plus l’ensemble du système financier est intégré, et plus la crise sera apocalyptique. L’injustice de l’usure démontrée par saint Thomas d’Aquin conduit un système défaillant à sa propre perte.


Conclusion


De cette analyse nous pouvons conclure que l’on n’arrêtera jamais l’usure car elle est trop profitable aux sociétés humaines, mais elle doit être constamment combattue et restreinte pour éviter de conduire les sociétés qui la laissent prospérer à la ruine. L’usure n’est évidemment pas le seul problème que posent les banques, néanmoins, une société bâtie selon un ordre juste doit admettre que les pratiques injustes sont une menace à sa survie.


Dans l’ordre du monde tel que la Sagesse divine l’a conçu, les biens consomptibles (l’eau, l’air, le pétrole ou le gaz, la nourriture, l’argent, etc.) ont une fonction très particulière. Il faut revoir notre conception de la possession des biens consomptibles. Le prêteur ne fait pas usage d’un bien qui est pourtant destiné à être utilisé. Il est légitime d’attendre de lui qu’il le mette à disposition de ceux qui en ont besoin, et qu’il puisse le récupérer le jour où il en aura à son tour besoin. Il n’a aucune raison légitime d’attendre un intérêt de la mise à disposition d’autrui d’un bien dont il n’avait pas l’usage. Qu’il justifie l’intérêt par le dédommagement du non usage de l’argent prêté est donc un sophisme. S’il souhaite à l’avenir en disposer, il pourra le réclamer. Il ne peut y avoir d’amitié politique et donc de société juste dès lors que l’économie est fondée sur une injustice. Prêter ce dont on n’a pas l’usage (pour peu qu’on le récupèrera) est un comportement naturel et socialement nécessaire.

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