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La création de l'Etat de Droit par les Parlements d'Ancien Régime

Compte-rendu de la conférence du 18 mai 2022


Philippe Pichot-Bravard, Histoire constitutionnelles des Parlements de l’Ancienne France, Ellipses, 2012.



La Déclaration des Droits de l’Homme et les juristes de la Révolution définissent la constitution selon deux critères : la séparation des pouvoirs et la capacité à protéger les droits des citoyens. Ils donnent ainsi l’impression qu’il n’y avait pas de constitution sous l’ancienne France. Mais la constitution est l’ensemble des statuts juridiques de l’État, et les révolutionnaires, en faisant fi de cette définition, tentaient de cacher le fait qu’ils s’opposaient précisément à la constitution du royaume.

Cependant, la constitution de l’Ancienne France ne se présente pas comme un seul texte organisé en articles. C’était un ensemble de documents sur lesquels les législateurs avaient cru nécessaire de s’appuyer au fil des époques.

Le mot constitution apparaît dans les années 1720 dans des ordonnances. Ce terme est utilisé en synonyme d’expressions plus anciennes : lois fondamentales du royaume – dont l’occurrence est attestée en 1575 - lois de l’État et du royaume - expression que l’on trouve chez Achille de Harlay en 1580 – la police, au sens originel grec d’organisation de la chose publique - et, enfin, le statut du royaume. Ces expressions témoignent d’une réalité ancienne : il existe très tôt en effet un État de justice dont le but est d’encadrer l’exercice du souverain, sachant que la seule mission de ce dernier est de faire respecter la justice.

Nous verrons donc les sources de cet État de justice et ses modalités.


Cet État de justice s’appuie sur quatre piliers, le roi, la religion, la justice et la police, et il prend sa source dans l’idéal du roi comme justicier, dans le droit romain et le droit canonique.

L’idéal du roi justicier est au cœur des institutions des monarchies anciennes. Le roi a une mission : faire régner la justice dans son royaume, à l’image des rois Saül, David et Salomon dans la Bible. La justice est la finalité des institutions et la source de légitimité du roi. Par conséquent, un roi qui n’appliquerait pas la justice verrait son prestige affaibli et sa légitimité contestée. Cette idée est théorisée par Claude de Seyssel au début du XVème siècle : ministre de Louis XII, il craint de voir le jeune et bouillant François Ier arriver à la tête du royaume en 1515. Il écrit donc à son intention le traité La grand’ monarchie de France, où il explique que le pouvoir du roi est freiné par trois principes supérieurs, à savoir la justice, la religion et la police. Le roi doit en effet protéger la religion catholique, comme il le promet le jour du sacre. Il a également le devoir de faire régner la justice, comme le rappellent les oraisons de la cérémonie du sacre et la main de justice, attribut régalien qu’il reçoit pendant cette même cérémonie.

Or le roi ne peut pas enfreindre ces principes, car ce sont ces mêmes principes sur lesquels repose son autorité. S’il ne respecte pas la religion, il ne respecte pas l’origine de son pouvoir. S’il est tyrannique, il ne respecte pas la finalité de son pouvoir. Et quand le roi donne l’impression de ne pas respecter ces principes, les sujets ne se sentent plus tenus à son autorité. Ainsi la moitié sud du royaume a-t-elle fait sécession contre Charles IX après la saint Barthélémy ; ou encore les trois quarts du royaume se sont soulevés contre Henri III après qu’il eut fait assassiner le duc de Guise et le cardinal de Guise : devant cet affront fait à la justice humaine – l’assassinat d’un homme sans procès – et devant la justice religieuse – le meurtre d’un homme d’Église et représentant du pape – il a été excommunié, a vu son royaume se soulever et a été assassiné le 2 août 1589.

En bref, toutes les institutions découlent de la justice. Aussi les représentants des rois sont-ils en même temps des juges : la mission des baillis et des sénéchaux est d’arbitrer ce qui est bien ou mal et non pas de faire respecter servilement un ensemble de lois ou de règles. Administrer, c’est juger. La séparation des pouvoirs est alors inconcevable jusqu’à ce que Locke et Montesquieu ne la théorisent. Dans l’Ancienne France en effet, la justice absorbe tout : si le roi légifère, c’est parce qu’il est le gardien de la justice. Le schéma est donc l’exact opposé de celui qui est mis en place à partir de 1789, schéma selon lequel les juges appliquent la loi qui vient de la volonté populaire, et qui, par conséquent, est au-dessus de tout. Dans l’Ancienne France, la loi est un des instruments du règne de la justice, de même que la coutume, la jurisprudence et la doctrine, qui sont autant de sources auxquelles le juge vient puiser. La loi n’était pas définie en fonction de son origine mais de sa finalité, à savoir la recherche de la justice.

Aussi la loi resta-t-elle longtemps un instrument dont le roi usait avec parcimonie pour faire régner la justice.


Le droit romain est, après l’idéal du roi comme justicier, la deuxième source de l’État de droit. Les régimes monarchiques européens ont notamment repris à Aristote et Cicéron l’idée qu’il existe une loi naturelle à laquelle les lois du législateur doivent être conformes, autrement, elles ne seraient pas des lois. La constitution Digna Vox, édictée par les empereurs Théodose II et Valentinien III en 429, reprend cette idée et la complète : il est digne, dit le texte, que l’empereur se soumette aux lois, et cette dignité surpasse celle de son imperium, c’est-à-dire son exercice du pouvoir. Il faut que le prince, de son propre mouvement, se soumette au droit non pas parce qu’il y est contraint par un autre pouvoir, mais parce que son auctoritas, c’est-à-dire le prestige moral qui lui confère l’autorité et lui attire l’obéissance de ses subordonnés, en dépend. La soumission du prince aux lois lui permet d’exercer son pouvoir sans user de la contrainte et, par conséquent, sans tomber dans l’autoritarisme.

Enfin, le droit canonique a largement inspiré les statuts de l’État de justice. L’indisponibilité de la couronne - c’est-à-dire le fait que le roi soit lié au trône jusqu’à la mort parce que cette charge lui vient d’en haut - est inspirée du droit canonique[1]. De plus, de même que l’Église est le corps mystique du Christ et que les hommes qui la composent ne lui ôtent ou ajoutent aucune dignité, de même, la dignité de la monarchie perdure au-delà des rois et se maintient indépendamment des hommes qui exercent la fonction de roi.


Comment les Parlement appliquent-ils était-il ces principes dans le royaume ? Le Parlement de Paris a été créé par saint Louis pour trancher les contentieux judiciaires. Avant cela, le roi présidait le Parlement lors de sessions dédiées. Mais au fur et à mesure de la multiplication des contentieux et des allongements des sessions, le roi a dû déléguer le pouvoir de rendre la justice à un Parlement composé de juristes. Or, dans cette tâche, il faut que le Parlement ait connaissance des édits et ordonnances du roi et c’est ainsi qu’il a eu le rôle d’enregistrer les textes royaux. Mais les membres du Parlement jugent avec leur conscience et ont un devoir de conseil. Par conséquent, ils n’hésitent pas – et c’est leur devoir – de dire au roi que le texte qu’il propose n’est pas en accord avec la droite raison et la justice. Selon saint Augustin et saint Thomas, une loi se définit par sa finalité, à savoir le bien commun, et par son caractère juste. Les parlementaires ne doivent donc pas accepter d’appliquer une décision injuste, qui, par là même, ne serait pas une loi. Quand cela arrive, les parlementaires présentent au roi de très humbles remontrances ; celles-ci sont aussi très fermes, car quand les parlementaires sont convaincus du bien-fondé de leur opposition, ils ne cèdent jamais et reviennent à la charge, même pendant plusieurs dizaines d’années. Ces remontrances sont présentées à genoux devant le roi : mais ce respect n’est pas synonyme de soumission, ce qui a pu faire dire à Tocqueville au XIXème siècle que nos ancêtres avaient un bien plus grand sens de la liberté que les hommes de son temps.

À partir du XVIème siècle est confirmée l’idée que les lois du roi doivent respecter les lois immuables du royaume qui s’imposent par leur caractère éternel. Le Parlement se considère comme le garant de la protection de ces lois. Petit à petit, il en vient à contrôler jusqu’aux lettres du roi, au nom de lois supérieures qui s’imposent à la volonté du roi. Ce sont là les prémices d’un contrôle constitutionnel.

Le Parlement n’a pas toutefois le pouvoir de censure. Mais c’est à lui d’enregistrer la loi et de l’appliquer, donc il peut ne pas tenir compte des ordonnances qu’il désapprouve. En droit, le roi a le dernier mot, en fait, c’est le parlement.


Les liens entre le roi et le Parlement sont explicités pendant les lits de justice. Ce sont des séances solennelles que le roi vient présider au Parlement pour juger une affaire qui concerne tout le royaume. Par exemple en 1526, un an après la défaite de Pavie à l’issue de laquelle François Ier avait été fait prisonnier de Charles Quint, François Ier rentre de captivité après avoir signé le traité de Madrid. Il soumet ce traité lors d’un lit de justice, mais le Parlement refuse une des clauses, à savoir de livrer la Bourgogne à Charles Quint. En effet, le royaume de France est inaliénable, il est donc impossible que le roi accepte un traité qui irait à l’encontre de ce principe fondamental. Le traité n’a donc pas été ratifié, car il était non conforme aux statuts constitutionnels du royaume.


En conclusion, évoquons la fidélité remarquable des parlementaires à la couronne. Certes, ils n’hésitaient pas à faire des remontrances au roi pour défendre les statuts juridiques du royaume. Mais c’était des hommes attachés à la couronne. Achille de Harlay, premier président du Parlement de Paris, a eu ce mot qui lui a valu d’être embastillé par les ligueurs pendant la huitième guerre de religion : « Mon âme est à Dieu, mon cœur est à mon roi, et mon corps est entre les mains des méchants, qu'on en fasse ce qu'on voudra ».

[1] Voir à ce propos : Gérard Guyon, La règle de Saint Benoît, aux source du droit... Dominique Martin Morin, 2012.


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